César FRANCK

 

 

Catalogue

Sa place dans l’époque

Quelques bémols

Œuvres religieuses

Pièces pour harmonium

6 pièces pour orgue

Autres œuvres

Pater seraphicus

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J’ai récemment (en 2006) trouvé un disque, réalisé par la chorale de Jean Sourisse, qui réunit avec bonheur (et qualité) des œuvres d’inspiration religieuse de Franck et Fauré. J’évoquerai volontiers un jour la musique religieuse de Fauré, de lui donc, je ne parlerai pas plus ici. Le curieux de l’histoire, est que ces œuvres de Franck n’avaient pas été enregistrées auparavant, excepté le Panis angelicus. On se demande vraiment pourquoi. Il n’y a aucune de ces œuvres qui ne soit pas du style personnel de Franck ; par exemple, la plainte des Israélites, ou l’hymne de Jean Racine sont parmi les œuvres religieuses les plus convaincantes du siècle, alliant la séduction musicale au sentiment religieux, il est pour le moins étrange qu’elles ne soient jamais ni jouées ni enregistrées.

Il semblerait qu’il y ait là une sorte d’ostracisme. Nombre d’autres œuvres de Franck restent complètement dans l’oubli. Lorsque j’étais étudiant (il y a 35 ans), j’étais tombé sur la partition des Six Duos ; je l’ai lue et déchiffrée ; et je me suis dit, et me dis encore : pourquoi diable ne sont-ils jamais chantés ? Pourquoi le silence sur ses mélodies en général (à l’exception de Nocturne et Procession)[1] ? Est-ce parce que dans ce genre il se serait inspiré de son élève Duparc ? Ce devrait être au contraire une raison de plus pour les interpréter ! Et ses deux oratorios Ruth et Rebecca ? En ce qui concerne le premier, j’ai eu la chance de pêcher les 2e et 3e parties un jour à la radio ; en ce qui concerne le deuxième, je n’ai vu que 3 extraits, dans le disque cité ci-dessus. Et que dire de ses opéras ? Là aussi, j’ai eu une certaine chance, toujours à la radio, je suis tombé un jour sur la retransmission d’un enregistrement amateur d’une exécution – unique semble-t-il - de Hulda, en Italie (et en italien), enregistrement dont la qualité sonore était vraiment très mauvaise, mais merci quand même à son réalisateur car un tel document est à peu près unique ; de tout cela je reparlerai plus bas.

 

Franck a eu son moment de célébrité, moins de son vivant que peu après, pour tomber ensuite dans une relative désaffection ; il semble que, excepté pour quelques-unes de ses œuvres, il ait été plus discuté que joué. C’est dire que sa musique pose peut-être « problème » - pour certains, pas pour moi -, problème que nous allons tenter de résoudre.

 

Nota : Plus bas, il m’arrivera de prendre Jean Gallois comme « tête de Turc ». Il se trouve pourtant que son ouvrage sur Franck, qui est ma référence de base pour connaître le compositeur, représente une tentative louable d’attitude objective - et plutôt bienveillante - vis-à-vis de son œuvre ; et malgré ce désir d’objectivité, il se trouve que la plupart de ses appréciations négatives ne résistent pas à une écoute attentive des œuvres incriminées, prouvant qu’il n’a pas dû (ni sans doute pu) lui-même tout écouter, et a été obligé de se contenter de « ouï-dires » ; si le plus objectif des ouvrages sur Franck présente lui-même des prises de positions partisanes, que dire des autres ! Ces choses étant bien précisées, je me permets tout de même de recommander cet ouvrage à ceux qui désirent connaître Franck.

 

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Récapitulons d’abord les œuvres de Franck, par ordre décroissant de célébrité.

 

Les plus célèbres :

 

- En musique de chambre : la sonate pour violon et piano, le quintette avec piano, et le quatuor à cordes. Il faut noter qu’au moins ici, tous les musicologues sont d’accord pour reconnaître la place éminente de ces 3 œuvres dans l’histoire de la musique.

- Pour orgue : les 6 pièces de 1861, les 3 pièces de 1878, et les 3 Chorals de 1890. Là aussi, bon accord des musicologues, malgré quelques restrictions.

- Pour piano : Prélude, choral et fugue, et Prélude, aria et finale.

- Pour orchestre : la Symphonie, et les Variations symphoniques (avec piano). Les musicologues commencent déjà à avoir des avis divergents….

- Musique religieuse : Panis angelicus, œuvre dénigrée par tous les musicologues, largement contredits par le public pendant un siècle.

 

Moins célèbres (mais qui ont été quand même enregistrées plusieurs fois) :

 

- Musique de chambre : les Trios « de jeunesse » (1846, il avait 24 ans).

- Orchestre : l’intermède symphonique de Rédemption, les poèmes symphoniques Psyché (avec chœur), le Chasseur maudit, et les Eolides.

 

Encore moins célèbres, mais dont un ou deux enregistrements sont disponibles :

 

- Musique religieuse : les Béatitudes, la Messe à 3 voix, et Rédemption.

- Piano : Danse lente, les plaintes d’une poupée.

- Orgue / harmonium : l’Organiste (2 recueils pour orgue ou harmonium) et les 5 pièces pour harmonium.

- Mélodies : Nocturne et Procession.

- Orchestre : les Djinns (avec piano).

 

Quasiment ou totalement ignorées : le reste, dont notamment :

 

- Musique de chambre : un Andantino quietoso (disque microsillon, non repris en CD).

- Orchestre : le poème symphonique Ce qu’on entend sur la montagne (existe sur 1 CD).

- Mélodies : Seize autres à une voix en plus des deux pré-citées (1 CD récent), et les 6 duos (jamais enregistrés, semble-t-il).

- Opéras ; il en a écrit 3 : le Valet de ferme, Hulda, Ghiselle (aucun enregistrement).

- Musique religieuse (avec chœur et solistes) : 3 oratorios qui sont les 7 paroles du Christ (1 disque microsillon), Ruth et Rebecca (rien[2]) ; une quinzaine d’offertoires ou motets ; une cantate : la plainte des Israelites (associée au Cantique de Moïse) ; et l’hymne de Jean Racine (sur 1 CD).

 

Cela fait tout de même une quantité appréciable pour un homme qui ne pouvait utiliser qu’une partie de ses loisirs pour se consacrer à la composition (le matin de 5 à 7 h), et dont les plus célèbres ne représentent qu’une assez petite proportion.

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Avant de proposer une promenade dans des parties (peu connues) de sa musique, il faut comprendre la place particulière de cet homme dans l’art de l’époque, qui pourrait expliquer le fait qu’il soit relativement mal connu, et souvent ignoré du public.

Voici ce que j’ai cru comprendre :

De son temps, le public des concerts était la bourgeoisie parisienne du second Empire, riche, nourrie d’opéra à succès et d’opérette, pour qui la musique n’était que divertissement mondain. Aucune de ses œuvres ne peut être destinée à ce public. Par contre, ses improvisations à l’orgue suscitaient toujours l’admiration (y compris celle de Liszt)[3], et sa notoriété comme organiste était réelle – mais touchait-elle cette bourgeoisie ? La plupart de ses morceaux religieux, ses offertoires, motets, sa messe, sont écrites pour le culte et non pas pour le concert ; certaines sont explicitement destinées au culte de l’église de sa paroisse (Ste Clotilde), et se devaient de présenter une écriture facilement interprétable par des amateurs moyens ; il est nécessaire de les replacer dans ce contexte pour comprendre leur portée et leur signification. Fauré et Messager n’ont pas agi autrement lorsqu’ils ont écrit ensemble la délicieuse Messe pour les pêcheurs de Villerville (aussi peu connue que la Messe de Franck). Leur interprétation en concert risque de diminuer leur impact. Mais on peut faire la même observation à propos de certaines œuvres religieuses de Liszt.

Sa mort fut relativement ignorée de la bourgeoisie, mais fut déplorée par ses paroissiens qui assistèrent nombreux à son enterrement.

Par ailleurs sa musique peut paraître plutôt austère, comparée à celles des Offenbach, Massenet, puis Debussy, Ravel, ou encore ses plus-ou-moins disciples organistes Boëllmann et Vierne qui présentent souvent un côté immédiatement séduisant.

Toutefois, elle le devient, dans beaucoup d’œuvres de la fin de sa vie (la Sonate pour violon est peut-être l’exemple le plus évident de cette séduction, et sa célébrité me paraît amplement justifiée).

Mais elle a au moins, d’un bout à l’autre de sa vie, une qualité rare, que mutatis mutandis on pourrait qualifier de mozartienne, et c’est à Debussy qu’il revenait de décrire cette qualité : on a beaucoup parlé du génie de Franck sans dire jamais ce qu’il a d’unique : l’ingénuité.

 

Pourquoi l’ingénuité de Mozart ou de Schubert fait-elle recette, et pas celle de Franck ? Parce que le public connaît Mozart, et ne connaît pas Franck, tout simplement. Le public a pu connaître le Panis angelicus, et l’a aimé, malgré les musicologues. Il suffit de révéler les autres œuvres par des interprétations de qualité, inspirées et convaincantes, et le public les aimera. Une ingénuité à la Puvis de Chavannes, peut-être ? Et quand bien même ? Pour ma part, je ne rougis nullement de dire que mon goût personnel préfère Puvis de Chavannes à certains peintres plus célèbres ; il a décoré de sa main le musée de Picardie à Amiens, de grandes fresques agrestes, accueillantes, de teintes douces (ex. photo ci-dessous).

Peut-être aussi que dans un monde de violence et d’égoïsme, les sentiments liés à l’ingénuité, la simplicité, la clarté, l’extase, paraissent déplacés ; mais c’est alors le monde de violence qui est en faute, non pas ces sentiments.

       

Décoration de Puvis de Chavannes au musée de Picardie, Amiens (photos agrandies : cliquez dessus)

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Voici maintenant une analyse, subjective et de bonne foi, de son œuvre, surtout les parties les moins connues. L’analyse effectuée par un homme qui a découvert son goût profond de la musique par la révélation à l’âge de 12 ans de la Symphonie de Franck. Je raconterai peut-être ailleurs comment s’est produite cette illumination, c’était assez curieux. Mon goût pour son langage musical est resté, depuis, toujours le même, et il  embrasse toute son œuvre, à quelques « bémols » près.

 

Je ne peux rien dire de ce que je n’ai pas écouté, certaines œuvres de jeunesse (dont 2 concertos pour piano, tout de même – écrits à 14 ans), et d’autres de l’âge mûr, jamais diffusées.

 

Voyons d’abord les « bémols », qui sont d’ailleurs très relatifs.

 

Les 7 paroles du Christ, bien qu’écrites en 1859, sont loin de révéler la nature propre de sa musique et hormis quelques passages, je n’y ai pas trouvé l’expression que mériterait le sujet. Parmi tout ce que j’ai entendu de Franck, c’est celle qui me touche le moins.

 

Ce qu’on entend sur la montagne, œuvre de jeunesse, est inégal. Des passages inspirés y voisinent avec des longueurs dont le défaut est le manque de technique de l’orchestration, et où certains passages tiennent du remplissage plus que de l’inspiration. Cette œuvre certainement immature contient pourtant de belles idées. Les thèmes sont du pur Franck, bien appropriés au sujet. Malgré  (ou grâce à ?) le manque de technique, son orchestration présente quelques effets particulièrement réussis et originaux. Du fait de ces réussites, j’ai plaisir à l’entendre de temps en temps. On ne peut pas la qualifier de chef-d’œuvre, mais elle aurait mérité – ou mériterait ? - une refonte (et un raccourcissement).

 

De ses opéras, je n’ai entendu que Hulda. Il y abuse du rythme croche pointée – double croche (il est loin d’être le seul !). Je suis tombé dessus par hasard à la radio il y a pas mal d’années, c’était un enregistrement italien de très mauvaise qualité, mais en faisant abstraction de ce défaut, on arrive à suivre la musique. Je l’ai enregistré, et sur deux heures de musique, j’en ai conservé une – ce qui est beaucoup, pour quelqu’un comme moi, très difficile à contenter dans ce domaine. Des opéras bien plus célèbres n’en contiennent pas toujours autant. Cette heure restante est du bon ou du meilleur Franck, et certains chœurs ainsi que la scène d’amour ne manquent pas de séduction et sont tout à fait de la même inspiration que, par exemple, Psyché, qui est de la même époque. C’est dire que Vuillermoz a entièrement raison d’affirmer qu’on a tort de ne pas recueillir [ces pages] au concert où leur musicalité serait appréciée ; en effet cette musique peut très facilement être « extraite » de l’action dramatique, comme on le fait d’ailleurs couramment pour beaucoup d’airs célèbres d’opéras classiques, et au contraire d’opéras plus modernes qui ne se prêtent pas à des « découpages ». Hulda mériterait une reprise (avec coupures ? Je ne sais) et au moins un enregistrement « inspiré ».

 

Ces « bémols » exceptés, pour tout le reste, nulle part l’inspiration qui m’a plu chez lui n’y fait défaut.

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Puisque les musicologues dénigrent en général ses ouvrages religieux, c’est d’eux que je parlerai principalement.

 

Les Oratorios ET MOTETS

 

L’oratorio Rédemption est dans son ensemble de la même veine que les Béatitudes, et j’ajouterai, d’une ingénuité peut-être plus pure. Oppositions chœurs terrestres / chœurs célestes, solistes … le matériau musical est le même, pour une intention religieuse similaire : Franck déclarait à propos du poème d’Edouard Blau : Je le mettrai en musique et le ferai bien, car ce qu’il y a là-dedans, je le crois ; à rapprocher de sa déclaration à propos du poème de Mme Colomb : Ce qu’il y a là-dedans, j’y crois. Cette déclaration explique que Franck ait voulu composer Rédemption toutes affaires cessantes (1871) : une sorte d’appel ….

Comme dans les Béatitudes, Franck excelle à dépeindre l'homme sans Dieu, conscient de sa misère ("Où sommes-nous? Sous nos pas la terre est sombre..."), auquel répondent les anges ("... Et le front voilé de nos blanches ailes, nous pleurons sur lui")

 

Franck est avant tout un croyant. Mais le Dieu de Franck n’est pas un Dieu terrible, c’est un Dieu d’amour, présent, familier. Lorsque dans les Plaintes des Israëlites, hwhy-Adonaï parle au conducteur du peuple d’Israël, c’est dans la solitude éthérée d’un accompagnement rare, dans un étroit ambitus, sur peu de notes : un récitatif chanté presque sans musique ; curieusement, Dieu y veut une voix de basse, mais qui chante plus haut que Moïse pour lequel est requis une voix de baryton : Franck n’avait peut-être pas la fibre orchestrale, mais en tout cas il avait un sens affiné de la voix !

Un Dieu ami, en fait ; sans rien connaître de l’Orient, il avait peut-être pénétré une partie de sa sensibilité[4] ; son Dieu, son Christ, pourrait évoquer Krishna, l’ami de l’homme en quête d’absolu (Baghavad-Gita). La chaude sensibilité qui émane de l’Hymne de Jean Racine s’adresse à un Dieu ami, et d’ailleurs les paroles aussi : j’y vois un accord rare entre poésie et musique, qui mérite d’être souligné.

 

Rebecca, écrit en 1880, et Ruth 35 ans plus tôt, ont plusieurs points en commun (pour autant que j’en puisse juger, n’ayant pu entendre que 3 morceaux du 1er, et les 2/3 du second). Outre leur première lettre, il ont en commun la référence à l’Ancien Testament, et le fond du sujet : une femme de simple condition est appelée par les voies divines à devenir l’épouse d’un patriarche ; c’est au fond, également, le sujet de Psyché (car chez Franck, en fin de compte, au contraire du mythe grec, Eros pardonne à Psyché et la conduit à l’apothéose). Un thème récurrent chez Franck, donc, qui est voisin de l’éternel thème de la bergère appelée à être reine.

Pour Ruth, Gallois parle de timidité, manque d’aisance ; harmonie banale, chœurs sans envolée, … manque de relief, de souffle passionné.  C’est encore heureux ! Il ne s’agit pas d’un drame lyrique, vous ne voudriez tout de même pas y trouver de la passion ! Ruth est une jeune fille réservée, vous ne la voudriez tout de même pas agressive ! Elle est, aux sens exacts du mot, ingénue. En fait, la musique convient tout à fait au sujet. C’est l’une de celles qui expriment le plus directement l’ingénuité de l’auteur ; mélodies exposées directement, écrites avec aisance ; peu de développements car le sujet ne s’y prête pas – et tant mieux : certains auteurs, à force de trop développer, égarent leurs auditeurs. Pas de souffle passionné, mais du souffle tout de même, et beaucoup d’exaltation dans le finale triomphal – et plein d’envolée… -, celui-ci étant amené longuement et de main de maître par un lyrisme voisin de celui de la 8e Béatitude ; lyrisme qui doit peut-être au style de l’opéra ? Oui, et pourquoi pas ?

Gallois s’interroge (et répond) : Si l’œuvre était redonnée de nos jours, connaîtrait-elle le même accueil[5] ? Il faut bien répondre par la négative. Pour autant qu’il reste des auditeurs accessibles à la douceur, à l’ingénuité, à l’innocence – et aussi au langage musical du XIXe siècle – il faudrait au contraire répondre par l’affirmative.

Noter qu’au moins un morceau donne dans le genre « orientalisant »[6], genre que Franck côtoiera plusieurs fois de manière curieusement très naturelle.

 

L’aspect orientalisant se renforce dans Rebecca, non pas tant par l’usage de modes proprement orientaux, que par l’entretien d’un curieux et original flou tonal-modal, où domine encore plus curieusement la doristi (intervalle caractéristique du mode dorien : en ton de do, c’est [ré b – do] au lieu de [ré – do]) ; l’effet en est étrange, un peu extra-terrestre et envoûtant, suggérant l’ivresse floue des parfums capiteux de l’Orient, plus oriental que dans Ruth. L’ingénuité est toujours présente[7], et sa palette s’est singulièrement étendue… On n’est pas très éloigné du Fauré « religieux » (que Franck a sans doute eu l’occasion d’entendre).

 

Rédemption, Ruth, Rebecca, les Israélites et autres motets… Des œuvres qui diversifieraient avec bonheur le répertoire religieux habituel, si on voulait bien les jouer. Avec d’autant plus de bonheur que l’humanité, étouffée par la dureté du monde et des œuvres d’art qui expriment cette dureté, aurait tout de même bien besoin de retrouver un peu de sa simplicité. Et, pourvu que ces oeuvres à l’expression franche et directe soient interprétées avec conviction[8], pourquoi le « public » ne les aimerait-il pas ?

 

Pour quoi le Panis angelicus a-t-il eu un certain succès ? Parce que sa mélodie est simple, mémorisable, d’une douceur suffisamment expressive par deux ou trois inflexions bien franckistes, et d’une ingénuité tout à fait en accord avec l’humble et le pauvre à qui est destiné ce pain céleste ; et la reprise en imitation lui confère juste ce qu’il faut d’ampleur. Une musique en accord avec son sujet, et bien faite pour être chantée par des paroissiens accompagnés par un organiste amateur.

 

Ses motets et offertoires, voire sa messe à 3 voix, ont été écrites à destination des paroisses – l’un d’eux est consacré à Ste Clotilde en personne, patronne de sa propre paroisse - pour être intégrées au culte. Si on les entend ailleurs que pendant le culte, au concert par exemple, il conviendrait alors au moins de se mettre mentalement dans les conditions du culte…

Parlons de sa Messe. Gallois la juge assez mal : Célèbre, trop célèbre, … auprès d’un public toujours enclin à se contenter des mélodies les plus faciles. Quel mépris, autant pour le public que pour l’auteur ! Je passerai sur quelques – rares – flonflons d’ailleurs plutôt guillerets, et sur une ou deux « erreurs » - a-t-on dit – de prosodie, telles que le découpage du mot amen (en : a – plus loin – men) dans la messe ; soyons honnêtes, d’ailleurs ; on passe sous silence les flonflons des autres, et les approximations de prosodie des autres, alors pourquoi chercher la petite bête ici ? Ecoutons la musique ; en plus de l’ingénuité, elle respire la bonté et l’amour du prochain ; très fluide, variée, des thèmes clairs bien frappés et mémorisables, d’harmonie assez simple ; c’est dans les développements qu’il utilise ses effets harmoniques ; elle ne manque pas de subtilités, par exemple le thème du credo exposé à 3 temps puis repris à 4 temps pour le développement. Et quel mal y a-t-il à donner des mélodies « faciles » surtout lorsqu’elles sont belles ? C’est très bien qu’une mélodie soit facile à retenir. Le « public » avait bien raison d’aimer cela. Celui de l’époque, car maintenant on n’entend plus guère cette Messe.

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Les pièces pour harmonium.

 

Une quasi-intégrale a été publiée en partition sous le titre l’Organiste, en 2 volumes ; quasi, car elle omet les 5 pièces pour harmonium de 1864. Les musicologues les ont rapidement évacuées en les considérant comme « mineures », sans d’ailleurs vraiment contester leur inspiration. Ces pièces participent de ce souci de réaliser des musiques à usage cultuel, accessibles à l’amateur moyen (quoique certaines demandent pas mal de travail). Il y en a plus de 110, de durées fort variable, de 30 secondes à 8 minutes[9]. Certaines sont très clairement écrites pour orgue (et interprétables à l’harmonium) ; les 5 pièces pour harmonium ainsi que le recueil intitulé (par l'éditeur) « l’Organiste » écrit en 1890, sont clairement pour harmonium (mais il est permis de les jouer à l’orgue ! cf. infra).

Après un siècle d’oubli, il est apparu, à ma connaissance, deux enregistrements intégraux des pièces pour harmonium ; le premier en date, de Arturo Sacchini ; puis celui de Joris Verdin. Le premier a l’avantage d’être … le premier, et de nous donner l’intégralité des œuvres pour orgue-ou-harmonium (jouant le tout à l’harmonium) ; il a le désavantage de nous présenter souvent des tempi vraiment trop lents. Le second a l’avantage d’avoir bien distingué ce qui est pour harmonium de ce qui est pour orgue ; son intégrale ne concerne que ce qui est destiné à coup sûr à l’harmonium ; il a enregistré une partie du reste dans un autre disque ; il n'a pas présenté les quelques pièces par trop courtes qui n’ont objectivement aucun sens hors du cadre strict de l’office. Il a le désavantage de nous présenter assez souvent des tempi trop … rapides (par rapport aux indications de Franck lui-même ; de sorte que, à l’écoute, l’on se prend à regretter que certains morceaux soient trop vite passés) ; c’est sans doute l’effet d’un désir de nous montrer un Franck plus séduisant que sa réputation…. Ceci dit, je qualifierais la 1e version d’ « appliquée », la 2e d’ « enthousiaste » ; cette qualité est importante, car c’est souvent cela qui manque aux interprétations de Franck : l’enthousiasme.

 

Bien qu’elles ne soient point dépourvues d’intérêt, ces œuvres relèvent pourtant plus de la musique fonctionnelle que du grand art, dit je ne sais plus quel critique. Je note pour ma part que Franck n’a pas dédaigné de consacrer une partie des derniers mois qu’il lui restait à vivre[10], à écrire de la musique « fonctionnelle », modestement destiné à l’organiste de paroisse amateur moyen, et cela est du vrai « grand art », plus grand que le « grand art » des musicologues qui méprisent la musique « fonctionnelle ». Pour résumer, disons que non seulement elles ne sont « point dépourvues d’intérêt », mais qu’elles sont exactement à la mesure de leur fonction et appropriées à leur instrument : que demander de plus ?

 

Ces pièces sont par nature appropriées à leur instrument de destination. Leur adaptation à l’orgue est néanmoins naturelle, et ne peut que mieux les mettre en valeur ; il n’y faut d’ailleurs pas un orgue trop grand : leur caractère relativement intime se contente d’un orgue de paroisse de fondamental 8 pieds, avec pédalier utile parfois mais pas dans toutes ; l’important est de pouvoir changer de timbre rapidement dans les plus grandes pièces, ce qui est plus facile avec trois claviers ou plus, que deux. Compte tenu du fait que les timbres de l'harmonium sont voisins de ceux de l'accordéon (tous deux sont des instruments à anches libres, et avec possibilité de nuances), elles pourraient aussi être jouées sur cet instrument - on dirait d'ailleurs que certaines de ces pièces ont été pensées pour accordéon, cet instrument existait du vivant de Franck (ex. offertoire). Elles sont aussi jouables au piano, et j'ai même trouvé certaines pièces orchestrées par Henri Busser, orchestration réalisée avec beaucoup de séduction. Ainsi, ce chant de la Creuse, joué à l'harmonium, puis à l'orgue (pas en entier, car un peu trop lent), au piano, et à l'orchestre; ou encore la relativement célèbre pièce en fa à l'allure de farandole, à l'harmonium, à l'orgue, et à l'orchestre.

 

A propos de ce "chant de la Creuse", il faut souligner que Franck ne dédaignait pas la musique "populaire", car dans ces pièces pour orgue-ou-harmonium il a souvent repris des chants et des Noëls populaires français, ce qui contribue à le ranger parmi les musiciens français (malgré un style que les musicologues qualifient un peu trop souvent de "germanique" dans le mauvais sens du terme).

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Les 6 pièces d’orgue

 

Pas de commentaire à ajouter à ce qui a été dit sur le prélude, fugue et variation, la pastorale et la prière.

 

Fantaisie en ut. La conclusion, un peu courte peut-être, dit Gallois. Non : juste ce qu’il faut. Cette pièce en trois épisodes, toute en demi-teintes excepté une transition, dépourvue de toute tension, carrément anti-dramatique, mais parcourue d’un bout à l’autre par une tendre exaltation, est un chef d’œuvre – en plus d’être un vrai plaisir pour un organiste peu virtuose (quoique, l’allegretto….).

 

Grande pièce symphonique. Gallois en éreinte le dernier mouvement, parlant du retour du motif cyclique mais cette fois – hélas – en majeur. Si en mineur ce motif avait encore un quelconque intérêt, transposé, il devient vulgaire et proprement inaudible. Monsieur est trop bon avec son « quelconque intérêt » pour un thème qui est parmi les plus dramatiques de la musique d’orgue avant ceux de Vierne. … introduit, on ne sait pourquoi, une idée nouvelle dont il détache incontinent les 4 premières notes pour en tirer un fanfare ; une fois de plus le final est raté. Monsieur n’a pas remarqué que cette idée « nouvelle » n’est autre qu’une variation du 2e thème de l’allegro initial ! Il n’a pas voulu souligner que Franck a utilisé ce thème pour une double exposition de fugue, allant d’exaltation en exaltation jusqu’à la « fanfare » finale qui est d’un enthousiasme très communicatif – pour qui veut bien y être sensible.

Pour les organistes : A propos de ce final, je trouve bon d’adapter un peu la registration, d’autant que les orgues modernes permettent des changements plus aisés : prendre le motif cyclique avec les anches, surtout au pédalier qui se taille la part du lion ; puis les 2 expositions de fugue sans les anches (pleins-jeux seuls) ; rajouter des anches dans la ligne de transition ; la fanfare modulante, avec les anches, mais pas encore au maximum (éviter d’alourdir la partie de pédales !) ; et seulement la dernière page (do# la# fa# mi# fa# en canon) avec toutes les anches (si l’on a des chamades, les mettre à ce moment). L’ensemble n’en est que plus net et plus convaincant.

On aura noté que l’andante est un bel exemple de mélodie auto-engendrée comme Franck nous en offre souvent (comme dans le mouvement lent du quatuor ou le récitatif de la sonate pour violon).

Cela part sur une brève mélodie (répétée) ; la suite n’est pas du tout un développement à proprement parler, mais plutôt une suite de cellules mélodiques différentes, enchaînées de manière naturelle, et procédant de l’idée de base sans y ressembler ; le tout formant une et une seule immense mélodie – de plusieurs minutes. On peut souligner en outre que la reprise de l’ensemble se fait intégralement en canon entre soprano et ténor. Jouée sur un orgue ayant effectivement 2 voix célestes de sonorité différente, une gambée au récit, et une 2e flûtée au positif – ce qui est assez rare, sauf dans les Cavaillé-Coll qui dominaient à l’époque -, l’impression de pax profunda de cette reprise est garantie.

Enfin, notons que le plan de cette Pièce symphonique (introduction et allegro, mouvement lent avec scherzo inclus, et allegro avec nouvelle variation des thèmes précédents) sera exactement celui de la symphonie en ré, comme il était déjà en partie celui du 1er trio. Il faut souligner cette originale – et très heureuse – façon d’inclure le scherzo[11] dans le mouvement lent (dans la symphonie aussi, il sera superposé au thème lent ; alors que dans le trio il se retrouve superposé au contresujet du 1er mouvement : jeux d’écriture coutumiers des grand compositeurs, mais qui sont toujours d’un effet irrésistible – rappelez-vous les Steppes de l’Asie Centrale, ou la farandole de la 2e suite de l’Arlésienne de Bizet. Franck utilise très souvent cette technique ; ainsi que celle du canon qui ne manque pas d’effet non plus).

 

Finale. Le titre de « finale » invite à considérer le recueil des 6 Pièces comme un tout, éventuellement destiné à un concert (l’ensemble dure environ 1 h ½) ; du moins les 3 dernières pièces pourraient-elles former les 3 mouvements d’une symphonie (dont le mouvement central, la Pastorale, comporterait elle aussi une sorte de scherzo au milieu !). Dans ce cadre-là, en tout cas, il est évident que le Finale est en contraste complet avec les deux pièces précédentes, ce qui est somme toute assez normal pour une symphonie. Gallois juge que ce Finale …sacrifie aux pires poncifs du moment. On ne peut désirer plus parfaite sortie pour messe de onze heures. … ambiance de kermesse plus ou moins héroïque… . Les assistants usuels de la messe de onze heures auront cru – encore ! – deviner une nuance de mépris… Ce n’est d’ailleurs pas vrai, le morceau est beaucoup trop long pour faire office de sortie. Pourquoi ce mépris, d’ailleurs partagé par nombre de musicologues ? La dédicace est claire : A son ami Louis-James Lefébure-Wély.

Un a-parte sur Lefébure-Wély : organiste en vogue, il a écrit des œuvres d’orgue dont le style rappelle les mélodies et airs d’opéras et d’opérettes, en particulier Offenbach, Gounod, avec une pointe de Chopin … Style mondain dont il a été considéré par la suite qu’il ne convenait pas à l’église. Certes, certes, mais ce style nous a valu beaucoup d’airs vifs, enjoués, des mélodies délicieuses, écrites avec art, qui nous rapprochent effectivement du meilleur Gounod ou Offenbach, ce qui n’est quand même pas rien. J’ai moi-même pris beaucoup de plaisir à en écouter et jouer quelques-uns, c’est une musique vraiment réjouissante ; il est tout de même permis de se réjouir à l’église, et comment se réjouir musicalement, autrement qu’avec une musique réjouissante ?

Revenons au Finale. Par sa dédicace, Franck nous dit bien quel genre de musique il a voulu. On soulignera par exemple le souffle puissant qui anime le long thème principal « masculin », la beauté du 2e thème « féminin », aussi long, l’art de la variation propre à Franck, qui change peu le dessin du thème, mais l’enrichit d’harmonies, de contrepoints, ou de timbres différents. L’ensemble se déroulant dans une atmosphère de kermesse, peut-être ; une kermesse est une fête, c’est donc dire une atmosphère de fête, d’un bout à l’autre. Le ton de l’inspiration exclut d’ailleurs toute équivoque ; ce n’est tout de même pas du french cancan !

Pour ce morceau comme pour la Pièce Symphonique, je suggèrerais aussi de ne pas abuser du « grand-chœur » de l’instrument, et de marquer les rebonds finaux par des changements de timbres appropriés (par exemple la reprise ff du thème « féminin » serait plus claire en étant jouée seulement sur les pleins-jeux (avec pas ou peu d’anches, selon la composition de l'instrument dont on dispose), et la marche qui suit, avec un pédalier pas trop chargé, quitte à le charger seulement pour les puissants accords des dernières mesures.

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Les 6 autres "grandes" pièces d'orgue

 

Elles ne soulèvent pas d'objections en général de la part des musicologues ni des interprètes, donc je n'en dirai pas grand chose.

Un mot tout de même sur la fantaisie en la, qui a suscité quelques réserves : on lui "reproche" surtout son aspect hésitant, quasi improvisé.

Il faut garder en tête que les trois pièces de 1878 (fantaisie en la, cantabile, et pièce héroïque) ont été conçues comme un ensemble, destiné à être présenté d'une seule traite pour l'inauguration d'un orgue. Elles peuvent donc être considérées comme les 3 mouvements d'une symphonie. Dès lors on peut y voir un plan. 1er mouvement : le plan humain, sans Dieu ; succession d'espoirs, vite évanouis, et de prières, non exaucées. 2e mouvement : la paix et la tendresse du Christ (ce cantabile est typique de la grande mélodie franckiste). 3e mouvement: la lutte de l'homme en proie à ses faiblesses mais nourri de la présence de Dieu en son âme qui lui permet de triompher. C'est un plan que l'on retrouve souvent ailleurs, et le caractère "hésitant" du 1er mouvement n'a alors rien qui doive nous étonner : ce point de vue étant admis, la fantaisie peut être considérée comme réalisant pleinement l’intention de l’auteur, elle est donc parfaite.

 

Une remarque générale à propos des 12 « grandes » pièces d’orgue (les 6 citées auparavant, + les trois de 1878, et les trois chorals) : Je n’ai pas trouvé d’interprétation qui me satisfasse entièrement. Les intégrales que j’ai écoutées sont assez nombreuses (Jean Langlais, André Isoir, Marie-Claire Alain, Louis Robillard, Susan Landale ; je n’ai pas encore écouté celles de Jean Guillou ni Joris Verdin, mais je ne peux pas tout acheter!). Dans l’ensemble, je les ai trouvées plus « appliquées » qu’ « enthousiastes ». J’ai entendu quelques pièces interprétées par André Marchal, il y a longtemps, d’une manière qui m’avait paru justement plus « enthousiaste » ; malheureusement, ses enregistrements ne semblent pas avoir été repris. Alain comme Isoir, malgré leur intelligence de la musique, sont moins à l’aise ici que dans des œuvres plus anciennes. Peut-être celles de Robillard ou Landale sont à mettre un peu au dessus ; encore que je m’attendais à mieux de la part de Robillard après qu'il nous ait proposé une interprétation époustouflante et très colorée des 3 grandes pièces de Liszt.

 

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Voyons maintenant quelques autres des œuvres non religieuses peu connues.

 

De ses Trios concertants, les musicologues retiennent surtout le 1er, comme étant la première manifestation de certains de ses « trucs » de compositeur : thème « cyclique », superposition de motifs, imitations, combinaison subtile de mouvement lent et de scherzo…. Au 1er, je préfère peut-être le 2e trio, considéré comme mineur par rapport au 1er, voire « mondain » ; peut-être parce que ce 2e trio, dit « de salon », dégage une atmosphère de bonheur et de simplicité parfois badine dont le ton voisine avec celui de Schubert – ce qui n’est tout de même pas trop « mineur » ni « mondain ». Pourquoi ce qui est simplement plaisant serait-il « mineur » ou « mondain » ?

J’ai lu quelque part que Franck aimait beaucoup Schubert. De mon côté, c’est celui que je préfère des « grands » romantiques allemands. L’ingénuité….

Le 3e trio est d’expression franchement romantique, toujours dans une veine schubertienne.

 

De ses mélodies, j’ai déjà dit en résumé que j’en pensais le plus grand bien. Il y a parmi elles de vrais chefs d’œuvre comme Nocturne ou Procession, et aussi les émouvantes cloches du soir, le vase brisé (toutes 4 de la dernière période de Franck), les duos…. Ce sont des œuvres dont la densité d’inspiration rejoint les poèmes les plus élaborés de Duparc. Les mélodies de dates intermédiaires sont bien de son style de la maturité (Passez passez toujours, Lied). Les mélodies de jeunesse sont d’ingénus et jolis morceaux à la mélodie franche, tantôt chansons avec couplet et refrain, tantôt lieder, guidés par les épisodes du poème, et ne sont pas, comme pour le 2e trio, sans évoquer Schubert : Robin Gray, Ninon, l’Emir de Bengador…., tout en ayant déjà des caractéristiques bien franckistes.

On en trouve maintenant un disque, tout récent (il contient toutes les mélodies répertoriées, mais toujours pas les duos)[12].

 

A propos de la symphonie, très connue, un mot tout de même. Elle a été partiellement décriée. Un seul mot, dis-je, le commentaire que Franck lui-même faisait lors de l’écoute : « Elle sonne juste comme je le désirais ».

 

Il faut tout de même mentionner les poèmes symphoniques, même s’ils sont relativement connus.

Les Eolides sont franchement « impressionnistes », séduisantes et colorées, elles montrent que Franck, avant Debussy, a su écouter le vent qui passe – et pouvait aussi orchestrer avec subtilité.

Le Chasseur maudit est une œuvre intensément dramatique, dont la réussite est totale aussi bien pour les couleurs orchestrales que pour l’inspiration et le suivi de l’argument. J’insisterai sur l’aspect « édifiant », qui n’est jamais totalement absent des œuvres de Franck, même non religieuses ; ici elle transparaît dans la première moitié, où sont subtilement imbriqués la ferveur religieuse du peuple et l’arrogance du chasseur.

Psyché est souvent donné sans les parties avec chœur et c’est dommage (je ne connais qu'un seul enregistrement intégral, qui me convient tout-à-fait, alors je n'ai pas cherché plus). On n’a pas assez souligné la profusion mélodique de cette œuvre, la passion et l’ardeur juvénile, qui l’anime d’un bout à l’autre et va d’exaltation en exaltation jusqu’à l’époustouflante apothéose de Psyché où l’orchestre semble littéralement arracher Psyché à la pesanteur pour la transporter vers la lumière. L’austère Madame Franck n’aimait pas cette œuvre…. Pourtant, c’est une œuvre où l’aspect édifiant semble évident. L’argument de départ, le mythe grec, comporte déjà par essence une signification à étages, multi-sens (littéral, moral, spirituel). Franck, loin d’ignorer le côté littéral (c’est-à-dire charnel et érotique), l’amplifie et le dépeint avec une effusion et une complaisance dont certains ne l’auraient peut-être pas cru capable (d’où l’opposition de Mme Franck?) ; cependant, il insiste sur le sens spirituel en décrivant avec non moins d’effusion les souffrances de Psyché, et surtout, chose qui ne pouvait pas être représentée dans le mythe grec, le pardon d’Eros assimilé au pardon divin ; Eros assimilé à – ou avatar de - Dieu…. Vraiment, le Dieu de Franck est un Dieu ami. Mais pour le vrai chrétien, « Dieu est Amour »….

 

Il a écrit deux ouvrages pour orchestre avec piano. Il n’y a rien à redire sur les célèbres Variations symphoniques, par contre il convient de faire de la publicité pour les Djinns, un peu oublié. Franck ne suit que de très loin le poème de Victor Hugo (que Fauré mettra en musique chantée, avec bonheur), celui-ci n’est qu’un prétexte à une inspiration musicale d’une admirable plastique mélodique ; l’angoissant thème de ces djinns, présenté en « passacaille », y sert de basse à une improvisation chantante qui se fait de plus en plus éthérée pour aboutir au moment où l’espace / efface / le bruit. 

 

Pas de commentaire superflu sur les 2 grands triptyques pour piano. J'avais arrêté le Conservatoire à 14 ans; à 22 ans, j'ai repris des cours particuliers de piano exprès pour apprendre le Prélude, choral et fugue. Quant au 2e triptyque, Prélude, aria et finale, c'est à tort qu'on le met usuellement en deçà du 1er.

Le 1er est plus dramatique, le 2e plus paisible; le 1er plus chaud, le 2e plus lumineux.

Rappelons que Franck possède à un haut degré le sens du contrepoint expressif au point qu'on a pu avec quelque apparence de raison, aller jusqu'à le comparer à Bach, mutatis mutandis.

On a parlé de l'acmé du 1er triptyque qui dénoue la tension accumulée depuis le début de l'oeuvre : cette espèce d' « empilement » contrapunctique constitué du choral en canon entre basse et soprano, du thème de la fugue, et du motif arpégé du prélude ; alors il faut parler aussi de l'acmé du 2e, beaucoup moins spectaculaire et tout en douceur : ornés des guirlandes du finale devenues très apaisées, les thèmes du prélude et de l'aria sont délicatement imbriqués, formant le plus « séraphique » des contrepoints du siècle.

 

On aura remarqué qu'il a écrit un seul quatuor, un seul quintette, une seule sonate (piano-violon), une seule symphonie (bien que préparée par la grande pièce symphonique pour orgue et par l'offertoire baptisé par Tournemire pièce symphonique), et d'autres morceaux de forme unique en leur genre: une seule pastorale, une seule prière (pas tout-à-fait; un offertoire pour harmonium est aussi sous-titré prière), une seule .... etc. Ses 3 chorals pour orgue sont chacun de structures et d'expressions entièrement différents, de même ses 2 oeuvres pour orchestre et piano, ses 4 poèmes symphoniques (Ce qu'on entend sur la montagne, Eolides, le Chasseur maudit, Psyché), et ses deux grands tryptiques pour piano (prélude, choral et fugue; prélude, aria et finale)....

 

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Pater seraphicus

 

Ce surnom, donné par des disciples enthousiastes, aura valu sans doute bien des réticences quant à l’approche de sa musique.

La pratique religieuse étant ce qu’elle était à l’époque, il y a quelque raison à tenir pour suspecte toute dévotion manifestée ; suspecte soit d’hypocrisie, soit de bigoterie. La première suspicion peut être facilement écartée en ce qui concerne Franck (« ce qu’il y a là-dedans, je le crois ! », cf. plus haut, cf. l’article sur les Béatitudes) ; reste la deuxième….

 

Arrivé vers la fin de cet article, l’une des principales conclusions que je propose sur Franck est l’existence de l’intention spirituelle en filigrane de toute son œuvre. Dans l’œuvre de Franck, l’intention spirituelle est souvent évidente ou devinable, presque partout. Elle est évidente dans les compositions à sujet ou à destination religieuses. Elle est aisément perceptible dans le Chasseur maudit, a contrario de l’argument si je puis dire. Elle est devinable dans Psyché, les Djinns. Noter que Psyché, drame mythologique que Franck a christianisé sans rien lui faire perdre de son charme proprement "païen"[13], est suivi un an après (1889) de la composition de Procession, mélodie mettant en scène un dieu porté à travers champs par le peuple accompagné des chants d’oiseaux. Serait-il devenu panthéiste ? Quelques années auparavant, les paroles du Nocturne étaient un hymne à la Nuit, la grande Nuit, la sainte Nuit : la Déesse Mère… A ce propos, curieusement me revient ce passage du Tao Te King, qui pourrait bien s’appliquer entièrement à Franck l’ingénu – mutatis mutandis :

Seul je parais gauche et inutile,

Seul je diffère des autres,

car je tiens à téter ma Mère (Tao 20).

 

L’association Eros / Dieu, Terre / Ciel, manifeste dans Psyché, se poursuit par exemple dans les Cloches du Soir (le poème de Marceline Desbordes-Valmore, possède déjà cette ambiguïté) ou dans la musique de l’hymne de Jean Racine (l’hymne lui-même est entièrement « solaire », mais la musique est pleine de tendresse, disant bien que c’est un homme qui prie, et non pas seulement une âme) (encore des œuvres de 1889).

Le vieux Franck vit avec sa foi présente en permanence, mais cette foi est singulièrement élargie par rapport aux « canons » de l’époque. Elle nous rappelle sans cesse que Dieu est Amour et que l’amour céleste a son image dans les formes d’amour terrestre ; que la prière ne peut être le propre que d’hommes de chair, sujets aux passions et aux désirs. Que pour inviter l’homme à s’élever et le conduire vers la lumière, il faut d’abord le prendre par la main, là où il est, au sein de ces passions.

 

Pater seraphicus ? Franck était loin d’être un saint. S’il semble avoir été à peu près exempt de haine ou de franche mauvaise humeur, si la passion ne l’a sans doute pas touché sous ses formes les plus violentes, il n’en a pas moins été un homme de désir. On a glosé de manière un peu vaine sur une « passion » possible pour une élève – qui aurait inspiré son quintette. Il est un fait que ce quintette atteint par endroits un paroxysme exceptionnel non seulement chez son compositeur, mais dans toute l’histoire de la musique de chambre. Liszt lui-même n’approuvait pas que l’on dramatise ainsi la musique de chambre – il est vrai qu’à l’âge où il l’entendit, son propre style avait beaucoup changé. On pourrait se contenter de retenir comme Jean Gallois que « même s’il y eut sentiment violent, … Franck ne se laissa point aller à un abandon facile ». Par ailleurs : « jusqu’au terme de la partition, un combat spirituel s’est livré dont Franck sort vainqueur, apaisé, grandi ». De même que l’artisan traditionnel des cathédrales, dont il est dit qu’il se construit lui-même en construisant son ouvrage.

Et puis qu’importe ? Les saints ne sont-ils pas encore plus saints lorsqu’ils ont côtoyé la passion ? Si l’on en croit autant sa musique que sa biographie, il y a tout de même en lui quelque chose – mutatis mutandis toujours – de St François d’Assise[14] : l’absence d’ambition et l’indifférence à la pauvreté comme à la richesse ; plus caractéristique : l’ingénuité, nous l’avons dit maintes fois. Et il a en commun avec ce saint une qualité encore plus rare et précieuse : la faculté de supporter les épreuves, les nombreuses déconvenues, voire les humiliations, avec une égalité d’humeur qui, sans exclure la tristesse, ne semble jamais s’être départie d’un état de bienveillance confiant.

Et plus encore. Séraphins : hébreu seraphim, racine saraph, brûler. Dans certaines œuvres, le musicien, nous présente et nous décrit tranquillement les combustibles. Puis il met le feu. Par le jeu des changements d’harmonies et de tonalités parfois lointaines , des variations, et des combinaisons de thèmes, dans la ligne de Liszt ou de Wagner, mais parfois avec plus de subtilité. Quelques exemples, en dehors des Béatitudes qui sont remplies de ces effusions : le finale de Ruth ; le quintette (où, a-t-il été dit, le thème principal finit par « voler en éclats »), le 2e choral pour orgue où les nombreux combustibles sont énumérés dans la 1e partie, et brûlent tous ensemble dans la 2e après avoir été allumés par un épisode fugué, et lorsque tout a brûlé, ne reste que le doux choral du Christ ; même processus dans le 3e choral, ou dans le prélude choral et fugue (cf. la description de Jean Gallois).

Soulignons aussi que souvent c’est le thème secondaire, doux ou « féminin », qui reçoit la mission d’apporter la paix ou la joie conclusive : dans le prélude aria et finale, la grande pièce symphonique pour orgue, le 2e choral, les Variations symphoniques ou les Djinns… :

Seul je parais gauche et inutile,

Seul je diffère des autres,

car je tiens à téter ma Mère (Tao 20).

 

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Références :

 

Jean Gallois. Franck. Collection Solfèges.

http://universfranckiste.free.fr

 

Le site http://www.musicologie.org/Biographies/franck_cesar.html donne le commentaire de Vincent d'Indy sur Psyché. Commentaire critiqué par Jean Gallois, mais celui-ci semble négliger le fait que D'Indy a tout de même fréquenté Franck d'assez près. Ceci dit, D'Indy est quand même complètement à côté de la plaque lorsqu'il affirme qu'il n'y a pas dans Psyché "la moindre préoccupation voluptueuse"; presque toute l'oeuvre est généreusement charnelle, ce qui n'exclut nullement qu'elle soit "traversée d'un souffle de mysticisme chrétien".

 

Œuvres pour chœur. Ensemble vocal Jean Sourisse. 8 Syrius. (avec des oeuvres pour choeur de Fauré)

Piano works. Dominique Cornil, piano. 8 René Gailly, Belgique.

Ce qu’on entend sur la montagne. Huit pièces brèves. Orchestre symphonique de la RTBF, dir. Brian Priestman, Alfred Walter. 8 Musique en Wallonie.

Mélodies. Anne de Renais, soprano, Guy Penson, piano. 8 Musique en Wallonie.

Messe à 3 voix. Debrecen Kodaly choir. 8 Hungaroton

Intégrale de l’œuvre d’harmonium. Joris Verdin, harmoniums d'époque. 8 Ricercar.

Pièces posthumes. Joris Verdin, orgue de la cathédrale de Saint-Brieuc. 8 Arion.

L’Organiste, extraits. Aldert Winkelman, orgue Cavaillé-Coll de Parr Hall, Warrington, GB. 8 VRS

 

 

 

1    2    3 (cliquer pour agrandir)

1. Franck avant son mariage.   2.Franck, âge mur.  3. Franck en 1890 avec le quatuor Ysaye (Eugène Ysaye à sa droite sur la photo)

                                                                                                                         

 

 

 

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[1] Silence rompu il y a fort peu de temps – pendant que je préparais cet article ; cf. infra.

[2] Sauf bien sûr les 3 extrait de Rebecca dans le disque de Jean Sourisse.

[3] Il a été dit que ses improvisations étaient parfois plus « inspirées » que ses compositions ; et aussi, si je me souviens bien, que, de ses œuvres d’orgue, le 3e choral était ce qui en approchait le plus.

[4] Je dis cela, pour autant bien sûr que je puisse en être juge moi-même !

[5] Elle fut en effet très bien accueillie. Remarquez que Liszt – à Paris à l’époque - a dit clairement son admiration pour Ruth, ainsi que pour les trios, et son patronage fut en partie à l’origine du succès qu’ont pu avoir ses œuvres de jeunesse. On peut tout de même prendre acte de ce patronage.

[6] Orientalisme plus proche de celui de Liszt, donc de l’Europe orientale, que du Moyen-Orient où se situent les scènes bibliques.

[7] Et on pardonnera le rythme joyeusement trottinant des chameliers, avec ses grelots, qui font plutôt penser à des poneys…

[8] Qualité qui m’a paru exister dans l’enregistrement de Jean Sourisse – ceci dit à titre d’exemple, sans vouloir faire de publicité, mais pour signaler un moment de bonheur.

[9] Les plus courtes, déconnectées de leur contexte qui est – je me répète – la messe, paraîtront peut-être insipides ou anodines ; c’est vrai surtout dans le 2e volume (qui regroupe les pièces les plus anciennes, années 1850 – 1860), mais pas pour le 1er (pièces de 1890) où certaines des plus courtes sont de petits bijoux – comme Léon Boellmann en fera dans son recueil l’Orgue Mystique quelques années plus tard.

[10] Il ne savait certes pas que sa mort était proche, mais une voix intérieure le lui avait fait pressentir, puisqu’il avait dit un peu auparavant : « Avant de mourir, j’écrirai des chorals pour orgue, comme Bach, mais sur un autre plan ». Il est dit qu’il laissa inachevé le recueil pour harmonium à la 59e pièce, pourtant Joris Verdin en présente 2  de plus ; il ne dit pas où il les a trouvées, mais leur beauté fait qu’il a eu raison de nous les jouer.

[11] Usuellement, ce mot désigne un rythme ternaire. En réalité le mot scherzo doit être pris dans son sens large de rapide et gai, et il arrive que l’on appelle scherzo des rythmes binaires rapides, essentiellement parce qu’ils sont placés à l’endroit où usuellement on trouve un scherzo ternaire (2e ou 3e mouvement de symphonie). Dans le présent morceau, la partie dont il s’agit est en effet relativement vive, très fluide, mais binaire.

[12] L’interprétation me satisfait en tant qu’amateur de Franck (je ne tiens alors pas compte des aspects qui me plaisent moins, je trouve l’esprit sous la lettre) ; elle ne me satisfait pas toujours en tant qu’analyste ; certaines sont bien rendues ; celles des dernières mélodies me semblent plus « appliquées » qu’ « enthousiastes » (encore !). De plus, n'en déplaise à la charmante interprète, beaucoup sont quand même destinées ou conviennent mieux à une voix d'homme (au contraire de l'exemple que j'ai donné, Cloches du Soir, poème de Marceline Desbordes-Valmore, écrit par une femme et qui me semble destiné à une voix de femme).

[13] Au contraire… Daphnis et Chloé n’est pas loin.

[14] Pater seraphicus était un surnom de St François d’Assise. Je ne sais plus qui parlait aussi des « fioretti du père Franck » en référence à ceux du saint…