DEUX GRANDS ORATORIOS DU XIXe SIECLE

 

 

Christus

 

Les Béatitudes

 

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Je considère Christus, de Franz Liszt, et les Béatitudes de César Franck, comme LES grandes œuvres religieuses du XIXe siècle. Elles sont peu connues, surtout la deuxième. Je ne connais que trois enregistrements des Béatitudes ; le premier d'entre eux a une cinquantaine d’années, il a le mérite d'être le premier, mais il ne tient quand même pas la route devant les deux autres que j'ai pu entendre. Christus a eu un peu plus de chance, mais je ne suis pas sûr que l’on arrive au nombre minimum nécessaire pour une émission de la tribune des critiques de disques de France-Musique.

Les musicologues qui s’y sont intéressés ne se sont pas privés de les critiquer, tout en admettant – plus ou moins du bout des lèvres – que ces œuvres occupent une place incontournable dans leur vie.

 

Beaucoup de compositeurs de ce siècle ont écrit des œuvres religieuses fortes, à commencer par le Beethoven de la 9e symphonie, qui tient de la vraie religion bien que son argument ne soit pas liturgique. Mais Liszt comme Franck étaient des catholiques parmi les plus ardents, ce qui peut nous inciter tout de même à accorder une attention bienveillante à leurs productions inspirées par les Evangiles.

 

Leurs dates de composition sont voisines : vers 1860 pour Christus, vers 1870 pour les Béatitudes ; époque où le langage musical avait atteint en Europe une étape technique et expressive d’une (très) relative stabilité, qui a duré quelques dizaines d’années et donné lieu à un foisonnement remarquable de compositeurs non moins remarquables dans tous les pays.


 

 

 

 

Christus

 

 

Composition

3 écrins pour 3 joyaux

Commentaires

 

 

La musique religieuse de Liszt est abondante, et pourtant relativement peu connue par rapport à ses autres œuvres. Elle constitue tout de même la majeure partie des compositions de son âge mûr. Citons (liste non exhaustive, je ne connais pas tout):

-                     4 messes : messe de Gran, messe du Couronnement, missa choralis, messe pour orgue,

-                     2 grands oratorios, la Légende de Sainte Elizabeth, et Christus (de très vastes dimensions, égales à celles des deux Passions de Bach)

-                     un oratorio de taille et d’effectif plus réduit, Via Crucis (orgue et chœur).

-                     un Requiem

-                     plusieurs pièces chorales (Psaumes)

-                     Et plusieurs pièces pour orgue dont l’argument est explicitement religieux : Evocation à la Chapelle Sixtine, Ave Maria von Arcadelt, …

 

Sans parler des morceaux à thème religieux dans les œuvres non destinées au culte (datant eux aussi, le plus souvent de l’âge mûr, mais pas tous) : les deux Légendes (de St François d’Assise et St François de Paule), Harmonies poétiques et religieuses (notamment Bénédiction de Dieu dans la solitude), le sublime Sposalizio (digne du tableau qui l’a inspiré), les Magnificat des Faust- et Dante-symphonies, et bien d’autres …

 

Le style de cette production est assez variable. On y retrouve souvent la griffe de l’auteur des grands poèmes symphoniques, de la Sonate en si ou de la Faust-symphonie. Certaines des dernières pièces, composées dans les 15 dernières années de sa vie, peuvent paraître assez arides[1]. A première audition, peut-être. Mais je crois qu’il faut savoir être réceptif. Ainsi, j’ai eu le bonheur d’entendre Via Crucis par une chorale d’ « amateurs ». Cette œuvre a suscité peu de réactions dans le public. L’un des chanteurs, que je connais, me disait que les chanteurs eux-mêmes s’étaient un peu « emmerdés » aux répétitions, et qu’il avait fallu toute la volonté du chef pour imposer cette œuvre (et avec entière réussite – mais elle ne paraît pas très difficile…). Ecoutée de l’extérieur, elle peut en effet paraître aride. Absolument aucun effet racoleur. Absolument aucune virtuosité ni dans le chant, ni même dans l’accompagnement d’orgue. Pas de grand thème. Absolument rien de « séduisant ». Pourtant, il y a l’essentiel du vrai fonds lisztien, son harmonie et sa mélodie qui, dépouillés de tout artifice, se montrent à nu, tels qu’ils sont : au fond, inquiets, austères, instables, tendus vers l’inaccessible : nous sommes loin d’une séduction enchanteresse, charmeuse ou glorieuse, mais beaucoup plus près de la condition humaine. En fait, cette œuvre est remarquablement bien adaptée à sa fonction, qui est explicitement l’accompagnement des 14 stations lors de la messe du Vendredi Saint, - donc chantée par des « amateurs » - ; alors ce n’est pas dans l’esprit d’un concert, mais dans celui de cette messe qu’il vaut mieux l’écouter[2].

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Mais venons-en à l’objet de ce paragraphe. Je dis que Christus est LE chef-d’œuvre de Liszt. On y trouve de ses facettes flamboyantes, dans leur expression la plus directe. On y trouve à foison ses harmonies accrocheuses. On y trouve aussi abondamment un Liszt spécifiquement religieux[3], où la ligne mélodique s’y teinte d’une douce tendresse, où la passion fait place à l’exaltation, où le chant choral prend la plénitude du style pré-baroque. L’ensemble donne une œuvre riche, qui en fait peut-être le sommet[4] de la musique religieuse du siècle. Mon sentiment personnel est qu’elle tient bien la place à côté de la passion selon St Mathieu de J.-S. Bach, non seulement en durée et en variété, mais aussi en qualité et en profondeur – mutatis mutandis bien sûr, et chacun des deux auteurs selon son tempérament. Alors, disons-le : Sainte Elizabeth et Christus sont au XIXe siècle ce que les Passions selon St Jean et St Mathieu sont au XVIIIe ….

 

Des musicologues reconnaissent d’ailleurs plus ou moins explicitement (plutôt moins que plus…) la place éminente de Christus, mais sans oser le dire, comme à regret, et en insistant sur de supposés défauts ; en particulier son caractère disparate.

Disparate ? Quand bien même il le serait ! Qu’importe, pourvu que l’on y trouve de la beauté d’un bout à l’autre !

Mais en plus il n’est pas vrai qu’elle soit disparate. Elle n’est pas disparate, elle est variée ; si elle était moins variée, ceux qui la trouvent disparate la trouveraient alors monotone[5] !

 

Au contraire d’être disparate, l’ouvrage est remarquablement construit. Il se compose de 3 parties bien distinctes, qui se présentent comme 3 grandes symphonies à thèmes, avec 5 mouvements pour la première, 5 pour la seconde, 4 pour la troisième. On pourrait parler aussi de 3 grandes symphoniques, divisés chacun en poèmes symphoniques. En tout, d’ailleurs, 14 pièces, comme le nombre de stations du Christ…

 

1e symphonie : Oratorio de Noël (la naissance du Christ)

 

1.1. Introduction

1.2. Pastorale et message des anges

1.3. Stabat mater speciosa

1.4. les bergers

1.5. Les trois Mages

 

2e symphonie : Après l’Epiphanie (l’action du Christ)

 

2.1. Les Béatitudes

2.2. Pater Noster

2.3. Tu es Petrus

2.4. Le miracle

2.5. L’entrée à Jérusalem

 

3e symphonie : Passion et résurrection

 

3.1. Tristis est anima mea

3.2. Stabat mater dolorosa

3.3. O fili et filiae

3.4. Resurrexit.

 

Comme on le voit, loin d’être disparate, la construction est d’une architecture remarquablement logique. Elle retient ce que Liszt et beaucoup considèrent comme les principaux aspects du message christique.

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 Chaque « symphonie » semble construite comme pour constituer un écrin destiné à un joyau.

Le joyau de la première symphonie est le stabat mater speciosa ; celui de la deuxième est le pater noster ; celui de la troisième, en symétrie de la première, est le stabat mater dolorosa. On peut bien parler de joyaux, car ce sont là trois traits de génie, où Liszt a donné le meilleur et le plus dense de son sentiment religieux, son inspiration la plus riche, en même temps que la démonstration de sa technique musicale.

 

L’ensemble de l’œuvre semble construite pour constituer un immense écrin destiné au Joyau des Joyaux situé en plein milieu de toute l’œuvre, le pater noster. Il faut tout de même oser le faire, mettre en musique LA prière chrétienne[6] ! Le résultat est presque surprenant[7]. Voilà une pièce écrite avec la langue harmonique de Liszt, avec les tournures mélodiques de Liszt, et qui ne sonne plus du tout comme du Liszt ; elle sonne comme intemporelle, presque désincarnée, résumant quatre siècles de musique religieuse européenne. Le résultat est un pur moment de sereine exaltation et de bonheur, et l’impression de perfection et de paix de l’âme que peut laisser une prière exaucée.

 

Quant au premier des trois joyaux, il est vraiment de la même eau.

 

Bien sûr le troisième ne peut y ressembler car il évoque d’abord la souffrance ; en fait ce troisième « joyau » est à lui seul un opéra en miniature. Ce deuxième stabat mater est logiquement en contraste complet avec le premier.

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L’expression musicale de l’ « écrin » lui-même n’est pas moins logique, suivant exactement l’argument. Ainsi chaque symphonie possède elle-même son unité de ton.

La première, évoquant la naissance du Christ, est fort naturellement et classiquement pastorale, la deuxième, évoquant les actes du Christ, est heureuse et triomphale, puisqu’il s’agit de montrer le Christ comme source de bonheur et de faire rayonner la foi. Liszt y atteint des sommets dans la facette flamboyante de son art (il trouve même le moyen d’y caser … un orage, assez bref, mais nettement plus convaincant que, par exemple, celui plus connu de la 2e année de pèlerinage ; les voix des disciples terrifiés viennent s’y perdre, et il débouche sur la pax profunda de Jésus apaisant la tempête ; l’effet global est saisissant). Ces deux premières symphonies se déroulent d’ailleurs dans un constant climat de bonheur. La troisième est dramatique ; Liszt insiste sur la souffrance humaine, mais plus encore sur la solitude du Christ mourant, puis de Marie. Mais Jésus, puis Marie acceptent la souffrance ; Marie de plus offre le sacrifice de son enfant à l’humanité.

Liszt a eu une idée de génie pour la transition entre le drame de la mort et la gloire de la résurrection ; cette transition, constituée du passage au séjour des morts, est représentée par le dépouillement ascétique d’une variante du chant filii et filiae, dans un lointain a capella d’un choeur d’anges descendant de la voûte sombre d’une nef plongée dans les ténèbres. Après le mini-opéra qui précède, le contraste est complet, on quitte le temps, pour parvenir ensuite à l’évocation finale de la gloire du Christ ressuscité.

 

A propos de la première partie, remarquons que Liszt, le batteur d’estrades, le flamboyant, le passionné, a réussi le tour de force musical de composer près d’une heure de musique tout en demi-teintes et en langage simple, dans un style pastoral, avec seulement une paire de passages exaltés (dans le 2e mouvement, et surtout à la fin où s’annonce la gloire future du nouveau-né). Et ceci pratiquement sans redites, mais avec au contraire un renouvellement continuel. On retrouve, décuplée et magnifiée, la délicieuse inspiration de la pastorale de la 2e Année de pèlerinage, ou encore le charmant style mélodique du lac de Wallenstadt (même cahier). C’est avec plaisir que nous partageons le bonheur qu’a dû avoir le compositeur de noter cet ensemble, après l’avoir sans doute improvisé.


 

En un contraste, voulu et bienvenu, avec la simplicité de la première symphonie, l’action du Christ est dépeinte de manière somptueuse. Liszt y développe tous les éléments de son grand style, sans un seul instant où cela sonne creux comme cela peut arriver dans d’autres œuvres. L’exaltation y est permanente.


 

Les Béatitudes y déroulent une sorte de mélodie continue qui se renouvelle d’elle-même, gagnant peu à peu en intensité.

Nous avons parlé du Pater Noster. Le Tu es Petrus déroule l’une des plus superbes mélodies du compositeur, où la séduction de la courbe s’enrichit du rythme calme d’un hymne. L’entrée à Jérusalem est une apothéose musicale, en même temps qu’une préfiguration de la Jérusalem céleste.


 


L’auditeur exigeant éprouvera peut-être une petite déception à l’écoute du finale Resurrectio. Il semble en effet que, si on voulait absolument trouver une imperfection dans cet oratorio, elle se trouverait dans un finale peut-être un niveau en dessous de tout le reste, tout en restant du meilleur Liszt. C’est du moins l’impression que j’ai ressenti. Il est vrai qu’un tel niveau avait été atteint dans certains extraits de la deuxième partie, qu’il était difficile de faire mieux ; il fallait changer de niveau, faire encore plus dans la transcendance ; cela n’était sans doute pas dans la nature propre de Liszt, seuls un Bach ou un Franck ont réussi cette gageure[8]. Encore est-ce sans doute là affaire de sensibilité personnelle, et ce finale, avec ses successions de quintes impérieuses, conclut tout de même dignement un ouvrage en tous points enthousiasmant et exaltant.

 

En résumé, voici une œuvre capable non seulement de réjouir le cœur d’un croyant, mais peut-être de contribuer à faire comprendre l’idée christique dans le cœur d’un non-croyant. Tant il est vrai que, croyants ou non-croyants, le message christique, qui est d’amour, ne peut pas nous laisser indifférents….

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Christus. Hungarian radio and television chorus ; Hungarian state orchestra, dir. Antal Dorati. 8 Hungaroton (3 disques)

Le site http://www.musicweb.uk.net/classrev/2004/May04/liszt_christus.htm donne une critique de ce qui semble être les 4 enregistrements existants de Christus. Je n'ai pas eu l'occasion d'entendre les 2 derniers cités, les plus récents et considérés comme meilleurs; j'ai celui de Forrai en microsillon, j'ai écouté celui de Dorati, les deux m'ont suffi pour apprécier l'oeuvre et me conviennent fort bien. Par ailleurs, l'auteur de cette critique évoque quelques "moments, even whole sections, which “don’t work” as well as they could"; je ne vois pas ce qu'il veut dire; ce doit être un jugement de "musicologue"; pour ma part, je ne peux que le répéter, tout l'ouvrage me convient parfaitement.

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L’abbé Liszt à l’époque de la composition de Christus

 

 

 

 

 

 

Les Béatitudes

 

 

Franck, après avoir eu son heure de célébrité, a été beaucoup décrié par les musicologues, et plus particulièrement l’oratorio dont il est ici question, et qui fut, à ses yeux, son principal ouvrage. Mon appréciation sur cette oeuvre n’étant donc peut-être pas partagée par beaucoup des rares personnes qui connaissent les Béatitudes, l’analyse que je vous présente prend pour point de départ les principales critiques qui ont été formulées sur cette œuvre.

 

 

Présentation

Un livret médiocre

Une œuvre monotone

Pas de souffle dramatique

 

 

Avant tout, à l’intention des visiteurs qui ne la connaissent pas, il faut la présenter. Elle se compose d’un prologue et de 8 poèmes symphoniques avec solistes et 2 chœurs (un chœur terrestre et un chœur céleste), représentant les 8 Béatitudes que je rappelle :

Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.

Heureux les doux, car il possèderont la terre.

Heureux les affligés, car ils seront consolés.

Heureux les affamés de justice, car ils seront rassasiés.

Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.

Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.

Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.

Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.

(Evangile de St Matthieu)

 

Le plan utilisé (sur les indications de Franck lui-même) pour illustrer le texte évangélique, est en gros le même pour chacun des 8 poèmes : solistes et/ou chœur terrestre décrivant les tourments et la vanité des hommes dépourvus de sagesse ; intervention du Christ énonçant la Béatitude; solistes et/ou chœur céleste développant l’idée contenue dans cette Béatitude.

 

La philosophie et l’esthétique de Debussy sont suffisamment différentes de celles de Franck pour que nous prenions en compte son sentiment, plutôt positif, à l’égard de cet ouvrage : Les Béatitudes ont ceci de supérieur à l’Or du Rhin, au moins pour le concert, … c’est toujours de la musique, c’est au surplus toujours la même belle musique…… Et si l’on examine d’un peu près le poème des Béatitudes, on y trouve un lot d’images et de truismes capable de faire reculer l’homme le plus déterminé. Il fallait le génie sain et tranquille de Franck pour pouvoir passer à travers tout cela le sourire sur les lèvres ; un bon sourire d’apôtre prêchant la bonne parole……. on a beaucoup parlé du génie de Franck sans dire jamais ce qu’il a d’unique : l’ingénuité. ……. C’est ainsi qu’il écrivit ces chœurs trop facilement dramatiques, ces développements en grisaille fatigante et obstinée, qui nous semblent quelquefois déparer la beauté des Béatitudes, avec cette candeur confiante qui devient admirable lorsqu’il est face à face avec la musique, devant laquelle il s’agenouille en murmurant la prière la plus profondément humaine qui soit sortie d’une âme mortelle.

L’ « ingénuité » me paraît particulièrement bien vue. On peut discuter de la « grisaille » de certains développements, mais « candeur » et « prière » : oui. Un faux-sens pourtant dans le jugement psychologique souvent perspicace de Debussy. Dire que Franck s’agenouille, l’image est heureuse. Mais ce n’est pas devant la musique que Franck s’agenouille. C’est bel et bien devant le Christ. La musique n’est qu’un moyen au service d’une intention.

L’intention de Franck est claire. Elle est religieuse. Son propos est de mettre son espérance et sa foi en musique, et de prêcher la charité.

 

Laissons Franck exposer par lui-même cette intention, de manière on ne peut plus simple et directe ; un jour, montrant du doigt le livret des Béatitudes, il s’exclama : Ce qu’il y a là-dedans, j’y crois ! 

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La principale critique, unanime et reprise par Debussy, fustige la médiocrité du livret, accusant à la fois la banalité des idées et la pauvreté poétique. Pour le côté poétique, je ne suis pas assez bon juge ; je parlerai plutôt de maladresses. Mais est-ce grave ?

 

Une bonne poésie, en soi, se suffit à elle-même, elle a son rythme propre.

Mettre un poème en musique n’est pas une petite gageure ; cela consiste soit à plier le poème à la musique, soit plier la musique au poème ; inévitablement l’un des deux risque d’en pâtir ; l’accord parfait entre poésie et musique existe, mais il est difficile. Cependant, attention, il n’y a pas de réciprocité : mettez une mauvaise musique sur un bon poème, l’ensemble sera mauvais ; au contraire, mettez une bonne musique sur un mauvais poème, l’ensemble sera bon ; la preuve est qu’un étranger ignorant la langue du poème, entendant l’ensemble en ayant seulement lu une traduction approximative, dira que l’ensemble est beau.

Soyons clair : Lorsqu’on écoute une musique chantée, 1) on[9] ne fait pas d’abord attention à la qualité poétique, 2) on est satisfait simplement par l’accord entre l’idée du poème ou du livret, et l’expression musicale.

Alors, pas de faux procès. L’essentiel n’est pas que le livret soit ou non une réussite poétique, l’essentiel est que, comme Franck le disait, ce qu’il y a là-dedans, j’y crois !

 

Des « truismes », lui reproche-t-on ? Un truisme, la mort d’un être aimé (3e Béatitude) ? Oui certes, cela arrive à beaucoup de monde ! Cela fait partie des drames de la vie, et les hommes, justement, aiment que l’on mette ces drames – ces « truismes » – en musique pour les aider à épurer les émotions ; et pour cela ils savent tolérer des vers tels que

Compagnon de ma destinée, toi que j’aimais,

Avant la fin de la journée, je te perds pour jamais

quand une émouvante musique les énonce.

Et ils pardonnent le poétiquement douteux avant la fin de la journée, parce que en musique, de toute façon c’est en fin de compte l’évocation de l’idée – du « truisme » ! – qui leur importe, plus que la qualité linguistique. L’esprit, plus que la lettre.

 

Un truisme, de dire que

Chaque espoir n’est qu’une vaine ombre qui s’évanouit !

Au vent changeant de ce monde

Notre cœur flotte incertain,…

Et en réponse :

Pauvres humains qu’enflamme le désir du bonheur !

Enveloppez votre âme d’une sainte douceur !

Peut-être… Pourtant, changez-y seulement le mot « sainte », et présentez ces phrases comme une traduction de vieux textes bouddhiques ; les mêmes qui criaient au truisme auraient alors vanté l’antique sagesse du même texte …

Et l’ensemble est à l’avenant.

 

Il faut être de bonne foi. Si on critique ce livret, il faut critiquer aussi les livrets de bien des opéras et bien des oratorios. Ainsi les livrets utilisés par Bach, par exemple, ne sont pas eux-mêmes exempts de défauts, des musicologues en ont parlé ; j’ai un vague souvenir de l’avoir lu, un souvenir fort vague car personnellement, cela m’indiffère complètement, d’autant que je ne connais pas l’allemand : seule l’idée véhiculée par la traduction française me suffit. Pour le livret des Béatitudes, même chose.

Moi aussi, tout ce qu’il y a dans ce livret, j’y crois, toutes les idées y sont vraies à mes yeux, et bénie soit cette obscure Mme Colomb pour son obscur travail. Elle y aura laissé une assez mauvaise réputation, elle n’aura même pas laissé un prénom ; pourtant elle exécuta consciencieusement et dans l’obscurité le plan fourni par Franck, sans rechercher la gloire ; je suis sûr qu’elle aussi y croyait, et comme le dit son Christ[10] :

Du bien que sème une main obscure

Rien n’est emporté.

Encore un « truisme » ? Qu’importe, pourvu qu’il soit vrai. Seule la vérité compte à la fin.

 

Il a été dit que l’indigence du poème a pu freiner par endroits l’expression du génie musical de Franck. Au contraire. Au contraire, parce qu’il en a retenu l’idée plus que les mots. Exemple : la musique qu’il mit sur ce avant la fin de la journée.

 

Soyons honnête : il y a des passages qui me laissent plus que d’autres une impression de perfection. Mais il en est de même pour quasiment toutes les longues oeuvres que j’aime. L’impression de perfection expressive domine dans tous les épisodes « célestes » sans exception ; ainsi que pour le prologue, les 4e et la 8e Béatitudes dans leur totalité. Mais en définitive, aucune mesure ne me laisse indifférent, et lorsque je les écoute, jamais il ne me vient le désir de sauter des passages. Chacun de ces poèmes est une invitation à fuir les ténèbres et à rechercher la lumière. Et tant que l’on n’a pas définitivement trouvé la lumière, on se plait aux encouragements à la rechercher.

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On a parlé de monotonie. Pour dire cela, il faut, soit être peu sensible au style propre de Franck – ce qui est certes permis, mais que l’on se garde alors de juger ; soit ne pas écouter l’œuvre de l’intérieur – c’est-à-dire ne pas vraiment l’écouter. Il est vrai que les 8 Béatitudes sont construites sur le schéma unique de l’opposition terre/ciel. Mais il est bon pour l’auditeur d’avoir un fil conducteur tel que celui-ci ; un deuxième fil conducteur est la présence du thème du Christ dans chacune. Cependant je ne vois pas où on pourrait trouver de la monotonie, car toutes sont d’expression musicale différente ; nous avons 8 expressions différentes de la vanité ou de la souffrance terrestre, auxquelles répondent 8 expressions différentes de la paix du Christ ; à chaque fois le contraste est original et parfait.

Et tandis que certains criaient à l’uniformité, cette variété d’expression a fait dire à d’autres que l’œuvre était disparate[11] ….

 

On a dit qu’il ne savait pas rendre les épisodes exprimant le mal. Au contraire. Au contraire, à condition de préciser qu’il ne les a pas exprimés du point de vue d’un homme immergé dans le mal, l’agitation ou les vices. Franck n’est pas Liszt, lequel a vécu autant l’enfer que l’invitation au paradis au fond de lui-même. Franck les a exprimés depuis le point de vue d’un homme épris de compassion (ainsi mon allusion ci-dessus au bouddhisme n’est peut-être pas déplacée, en ce qui le concerne…).

Ainsi, lorsque le chœur de la 1e Béatitude dépeint la poursuite de la richesse et des jouissances, c’est sur une musique qui évoque on ne peut mieux la vanité de l’agitation terrestre, la musique de celui qui considère ces vanités pour ce qu’elles sont. L’impression d’agitation et de vanité y est voulue, et fort bien rendue. Et lorsque qu’au sein du plaisir et de la richesse, une âpre tristesse emplit notre cœur[12], le ton change, une tristesse compatissante s’empare de la musique.

L’épisode terrestre de la 5e Béatitude, consacré à la haine et à la vengeance, illustre fort bien musicalement la vanité de cette vengeance.

Lorsque Satan entraîne la foule des réprouvés (7e Béatitude), la musique évoque non pas un drame, mais plutôt la futilité de son orgueil imprécatoire, ce qui est d’une vérité plus profonde.

Les épisodes traduisant les souffrances humaines sont par contre exprimées de l’intérieur par un homme qui connaît la souffrance. Il a lui-même perdu des enfants en bas âge ; sa compassion est partage de souffrance. Il a personnellement soif de justice, d’où l’absolue perfection de la 4e Béatitude, où la tension va implacablement crescendo jusqu’à la délivrance par la parole du Christ : la prière, qui culmine par l’ardente répétition du mot Viens, trouve ensuite la réponse qui opère la catharsis[13]. Il comprend l’angoisse de ceux dont l’espérance a été frustrée, d’où l’émouvant chœur terrestre de la 6e Béatitude. Dans cette même Béatitude par contre, il crée fort bien l’atmosphère d’agitation dérisoire qui convient pour évoquer la suffisance des pharisiens.

Enfin, Franck sait être dramatique quand il le faut, par exemple lorsque Satan est directement confronté au Christ dans la 8e Béatitude.

Et, last but not least, personne ne semble avoir souligné à quel point les dernières mesures de cette dernière Béatitude nous offrent une vivante vision métaphysique, combinant vigoureusement le thème de Satan avec les choeurs et cuivres triomphants de l’armée céleste, semblant dire par là que le mal lui-même concourt à l’harmonie universelle.          

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Franck à l’époque de la composition des Béatitudes

 



[1] Ce qui est vrai aussi pour sa musique « profane » de la même période.

[2] Il en est de même pour certaines productions plus ou moins critiquées de Franck – tout-à-fait contemporaines : elles aussi doivent être replacées dans leur contexte, celui d’une exécution par la chorale de la paroisse pendant l’office, ce qui implique de composer avec simplicité.

[3] Rappelons que Liszt avait reçu les ordres mineurs, et que cette vocation religieuse l’avait fait abandonner la Franc-Maçonnerie où il s’était engagé pendant quelques années.

 

[5] Même paradoxe en ce qui concerne les Béatitudes de Franck.

[6] D’autres l’ont fait, mais en restant dans une simplicité dépouillée, strictement adaptée à la prière du service religieux ; notamment le choral luthérien (en allemand) ; et celui de Rimski-Korsakov, souvent utilisé dans nos églises, qui se rapproche nettement de la manière liturgique russe – c’est bien naturel ! Le génie de Liszt est d’avoir su en faire un morceau richement composé sans jamais quitter l’atmosphère orante.

[7] Il est dit que ce pater est écrit sur la mélodie grégorienne. C’est exact : pour les premières notes, le départ, Liszt s’est appuyé dessus ; après cela n’a plus rien à voir.

[8] Je les cite car ils ont particulièrement réussi à hisser leurs finals encore au dessus de tout ce qui précède, chacun selon la nature du message religieux ; le premier dans sa Passion selon St Mathieu, le second dans ses Béatitudes.

[9] « On », c’est un con, disait un ami de mon père. Alors je précise : ce « on » ne prétend pas désigner une généralité absolue, mais sans doute un grand nombre de personnes, dont moi.

 

[10] Excusez la qualité incertaine des enregistrements présentés. J’ai dû me contenter du 1er (+ de 50 ans) où il y a de nombreuses coupures, car j’ai égaré les CD de mon récent (Armin Jordan et chœurs de radio France) ; j’ai aussi en cassette un enregistrement allemand de qualité (je n’ai pas noté l’interprète), dont je ne peux pas dire à l’instant s’il existe en disque.

[11] Critique adressée aussi à l’encontre du Christus de Liszt.

[12] Un « truisme », encore ? Alors à ce compte-là, les philosophes ne font qu’exprimer des « truismes ». Sur le même thème Montaigne dit exactement la même chose : Aussi en même temps qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre un déplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs pensées pénibles, veillant et dormant. J’en redemande, de ces « truismes » qui expriment des vérités. Je lis et relis volontiers de ces « truismes » qui sont si peu « truismes » que bien peu d’hommes savent en tirer les conséquences. J’aurais voulu d’ailleurs vous présenter un extrait musical de ce passage, mais comme je l’ai dit par ailleurs, j’ai égaré mes CD, et l’enregistrement dont je dispose ne contient pas ce passage.

[13] Alors que la prière pour orgue (1860), d’une tension aussi soutenue, s’était achevée dans l’attente déçue d’une réponse divine qui n’est pas venue.