DEUX GRANDS ORATORIOS DU XIXe SIECLE
Je considère Christus, de
Franz Liszt, et les Béatitudes de César Franck, comme LES grandes œuvres
religieuses du XIXe siècle. Elles sont peu connues, surtout la
deuxième. Je ne connais que trois enregistrements des Béatitudes ; le premier
d'entre eux a une cinquantaine d’années, il a le mérite d'être le premier, mais
il ne tient quand même pas la route devant les deux autres que j'ai pu
entendre. Christus a eu un peu plus de chance, mais je ne suis pas sûr que l’on
arrive au nombre minimum nécessaire pour une émission de la tribune des
critiques de disques de France-Musique.
Les musicologues qui s’y sont
intéressés ne se sont pas privés de les critiquer, tout en admettant – plus ou
moins du bout des lèvres – que ces œuvres occupent une place incontournable
dans leur vie.
Beaucoup de compositeurs de ce
siècle ont écrit des œuvres religieuses fortes, à commencer par le Beethoven de
la 9e symphonie, qui tient de la vraie religion bien que son
argument ne soit pas liturgique. Mais Liszt comme Franck étaient des
catholiques parmi les plus ardents, ce qui peut nous inciter tout de même à
accorder une attention bienveillante à leurs productions inspirées par les
Evangiles.
Leurs dates de composition sont
voisines : vers 1860 pour Christus, vers 1870 pour les Béatitudes ;
époque où le langage musical avait atteint en Europe une étape technique et
expressive d’une (très) relative stabilité, qui a duré quelques dizaines
d’années et donné lieu à un foisonnement remarquable de compositeurs non moins
remarquables dans tous les pays.
La
musique religieuse de Liszt est abondante, et pourtant relativement peu connue par
rapport à ses autres œuvres. Elle constitue tout de même la majeure partie des
compositions de son âge mûr. Citons (liste non exhaustive, je ne connais
pas tout):
-
4 messes : messe
de Gran, messe du Couronnement, missa choralis, messe pour
orgue,
-
2 grands
oratorios,
-
un oratorio de
taille et d’effectif plus réduit, Via Crucis (orgue et chœur).
-
un Requiem
-
plusieurs pièces
chorales (Psaumes)
-
Et plusieurs
pièces pour orgue dont l’argument est explicitement religieux : Evocation
à
Sans
parler des morceaux à thème religieux dans les œuvres non destinées au culte
(datant eux aussi, le plus souvent de l’âge mûr, mais pas tous) : les deux
Légendes (de St François d’Assise et St François de Paule), Harmonies
poétiques et religieuses (notamment Bénédiction de Dieu dans la solitude),
le sublime Sposalizio (digne du tableau qui l’a inspiré), les Magnificat
des Faust- et Dante-symphonies, et bien d’autres …
Le style de cette
production est assez variable. On y retrouve souvent la griffe de l’auteur des
grands poèmes symphoniques, de
\ \ \
Mais venons-en à l’objet de ce paragraphe. Je dis que Christus
est LE chef-d’œuvre de Liszt. On y trouve de ses facettes
flamboyantes, dans leur expression la plus directe. On y trouve à foison ses
harmonies accrocheuses. On y trouve aussi abondamment un Liszt spécifiquement
religieux[3], où la ligne mélodique s’y
teinte d’une douce tendresse, où la passion fait place à l’exaltation, où le
chant choral prend la plénitude du style pré-baroque. L’ensemble donne une
œuvre riche, qui en fait peut-être le sommet[4]
de la musique religieuse du siècle. Mon sentiment personnel est qu’elle
tient bien la place à côté de la passion selon St Mathieu de J.-S. Bach,
non seulement en durée et en variété, mais aussi en qualité et en profondeur – mutatis
mutandis bien sûr, et chacun des deux auteurs selon son tempérament. Alors,
disons-le : Sainte Elizabeth et Christus sont au XIXe siècle
ce que les Passions selon St Jean et St Mathieu sont au XVIIIe ….
Des
musicologues reconnaissent d’ailleurs plus ou moins explicitement (plutôt moins
que plus…) la place éminente de Christus, mais sans oser le dire, comme
à regret, et en insistant sur de supposés défauts ; en particulier son
caractère disparate.
Disparate ?
Quand bien même il le serait ! Qu’importe, pourvu que l’on y trouve de la
beauté d’un bout à l’autre !
Mais
en plus il n’est pas vrai qu’elle soit disparate. Elle n’est pas disparate,
elle est variée ; si elle était moins variée, ceux qui la trouvent
disparate la trouveraient alors monotone[5] !
Au
contraire d’être disparate, l’ouvrage est remarquablement construit. Il se
compose de 3 parties bien distinctes, qui se présentent comme 3 grandes
symphonies à thèmes, avec 5 mouvements pour la première, 5 pour la seconde, 4
pour la troisième. On pourrait parler aussi de 3 grandes symphoniques, divisés
chacun en poèmes symphoniques. En tout, d’ailleurs, 14 pièces, comme le nombre
de stations du Christ…
1e
symphonie : Oratorio de Noël (la
naissance du Christ)
1.1.
Introduction
1.2.
Pastorale et message des anges
1.3.
Stabat mater speciosa
1.4.
les bergers
1.5.
Les trois Mages
2e
symphonie : Après l’Epiphanie (l’action
du Christ)
2.1.
Les Béatitudes
2.2.
Pater Noster
2.3.
Tu es Petrus
2.4.
Le miracle
2.5.
L’entrée à Jérusalem
3e
symphonie : Passion et résurrection
3.1.
Tristis est anima mea
3.2.
Stabat mater dolorosa
3.3.
O fili et filiae
3.4.
Resurrexit.
Comme
on le voit, loin d’être disparate, la construction est d’une architecture
remarquablement logique. Elle retient ce que Liszt et beaucoup considèrent
comme les principaux aspects du message christique.
\ \ \
Chaque « symphonie » semble construite comme pour
constituer un écrin destiné à un joyau.
Le
joyau de la première symphonie est le stabat mater speciosa ; celui
de la deuxième est le pater noster ; celui de la troisième, en
symétrie de la première, est le stabat mater dolorosa. On peut bien
parler de joyaux, car ce sont là trois traits de génie, où Liszt a donné le
meilleur et le plus dense de son sentiment religieux, son inspiration la plus
riche, en même temps que la démonstration de sa technique musicale.
L’ensemble
de l’œuvre semble construite pour constituer un immense écrin destiné au Joyau
des Joyaux situé en plein milieu de toute l’œuvre, le pater noster. Il faut tout de même oser le faire, mettre en
musique LA prière chrétienne[6] ! Le résultat
est presque surprenant[7]. Voilà une pièce écrite avec
la langue harmonique de Liszt, avec les tournures mélodiques de Liszt, et qui
ne sonne plus du tout comme du Liszt ; elle sonne comme intemporelle,
presque désincarnée, résumant quatre siècles de musique religieuse européenne.
Le résultat est un pur moment de sereine exaltation et de bonheur, et
l’impression de perfection et de paix de l’âme que peut laisser une prière
exaucée.
Quant
au premier
des trois joyaux, il est vraiment de la même eau.
Bien
sûr le troisième ne peut y ressembler car il évoque d’abord la
souffrance ; en fait ce troisième « joyau » est à lui seul un
opéra en miniature. Ce deuxième stabat mater est logiquement en
contraste complet avec le premier.
\ \ \
L’expression musicale de l’ « écrin »
lui-même n’est pas moins logique, suivant exactement l’argument. Ainsi chaque
symphonie possède elle-même son unité de ton.
La
première, évoquant la naissance du Christ, est fort naturellement et
classiquement pastorale, la deuxième, évoquant les actes du Christ, est
heureuse et triomphale, puisqu’il s’agit de montrer le Christ comme source de
bonheur et de faire rayonner la foi. Liszt y atteint des sommets dans la
facette flamboyante de son art (il trouve même le moyen d’y caser … un orage,
assez bref, mais nettement plus convaincant que, par exemple, celui plus connu
de la 2e année de pèlerinage ; les voix des disciples
terrifiés viennent s’y perdre, et il débouche sur la pax profunda de
Jésus apaisant la tempête ; l’effet global est saisissant). Ces deux
premières symphonies se déroulent d’ailleurs dans un constant climat de
bonheur. La troisième est dramatique ; Liszt insiste sur la souffrance
humaine, mais plus encore sur la solitude du Christ mourant, puis de Marie.
Mais Jésus, puis Marie acceptent la souffrance ; Marie de plus offre le
sacrifice de son enfant à l’humanité.
Liszt
a eu une idée de génie pour la transition entre le drame de la mort et la
gloire de la résurrection ; cette transition, constituée du passage au
séjour des morts, est représentée par le dépouillement ascétique d’une variante
du chant filii et
filiae, dans un lointain a capella d’un choeur d’anges
descendant de la voûte sombre d’une nef plongée dans les ténèbres. Après le
mini-opéra qui précède, le contraste est complet, on quitte le temps, pour
parvenir ensuite à l’évocation finale de la gloire du Christ ressuscité.
A
propos de la première partie, remarquons que Liszt, le batteur d’estrades, le
flamboyant, le passionné, a réussi le tour de force musical de composer près
d’une heure de musique tout en demi-teintes et en langage simple, dans un style
pastoral, avec seulement une paire de passages exaltés (dans le 2e
mouvement, et surtout à la fin où s’annonce la gloire future du nouveau-né). Et
ceci pratiquement sans redites, mais avec au contraire un renouvellement
continuel. On retrouve, décuplée et magnifiée, la délicieuse inspiration de la pastorale
de la 2e Année de pèlerinage, ou encore le charmant style mélodique
du lac de Wallenstadt (même cahier). C’est avec plaisir que nous
partageons le bonheur qu’a dû avoir le compositeur de noter cet ensemble, après
l’avoir sans doute improvisé.
En
un contraste, voulu et bienvenu, avec la simplicité de la première symphonie,
l’action du Christ est dépeinte de manière somptueuse. Liszt y développe tous
les éléments de son grand style, sans un seul instant où cela sonne creux comme
cela peut arriver dans d’autres œuvres. L’exaltation y est permanente.
Les
Béatitudes y déroulent une sorte de mélodie continue qui se renouvelle
d’elle-même, gagnant peu à peu en intensité.
Nous
avons parlé du Pater Noster. Le Tu es Petrus déroule l’une
des plus superbes mélodies du compositeur, où la séduction de la courbe
s’enrichit du rythme calme d’un hymne. L’entrée à Jérusalem est une apothéose
musicale, en même temps qu’une préfiguration de
L’auditeur
exigeant éprouvera peut-être une petite déception à l’écoute du finale Resurrectio.
Il semble en effet que, si on voulait absolument trouver une imperfection dans
cet oratorio, elle se trouverait dans un finale peut-être un niveau en dessous
de tout le reste, tout en restant du meilleur Liszt. C’est du moins
l’impression que j’ai ressenti. Il est vrai qu’un tel niveau avait été atteint
dans certains extraits de la deuxième partie, qu’il était difficile de faire
mieux ; il fallait changer de niveau, faire encore plus dans la
transcendance ; cela n’était sans doute pas dans la nature propre de
Liszt, seuls un Bach ou un Franck ont réussi cette gageure[8].
Encore est-ce sans doute là affaire de sensibilité personnelle, et ce finale,
avec ses successions de quintes
impérieuses, conclut tout de même dignement un ouvrage en tous points
enthousiasmant et exaltant.
En
résumé, voici une œuvre capable non seulement de réjouir le cœur d’un croyant,
mais peut-être de contribuer à faire comprendre l’idée christique dans le cœur
d’un non-croyant. Tant il est vrai que, croyants ou non-croyants, le message
christique, qui est d’amour, ne peut pas nous laisser indifférents….
Christus.
Hungarian radio and television chorus ; Hungarian state orchestra, dir. Antal Dorati. 8
Hungaroton (3 disques)
Le site http://www.musicweb.uk.net/classrev/2004/May04/liszt_christus.htm
donne une critique de ce qui semble être les 4 enregistrements existants de
Christus. Je n'ai pas eu l'occasion d'entendre les 2 derniers cités, les plus
récents et considérés comme meilleurs; j'ai celui de Forrai en microsillon,
j'ai écouté celui de Dorati, les deux m'ont suffi pour apprécier l'oeuvre et me
conviennent fort bien. Par ailleurs, l'auteur de cette critique évoque quelques
"moments, even whole sections, which “don’t work” as well as they
could"; je ne vois pas ce qu'il veut dire; ce doit être un jugement de
"musicologue"; pour ma part, je ne peux que le répéter, tout
l'ouvrage me convient parfaitement.
L’abbé Liszt à l’époque de la composition de
Christus
Franck,
après avoir eu son heure de célébrité, a été beaucoup décrié par les
musicologues, et plus particulièrement l’oratorio dont il est ici question, et
qui fut, à ses yeux, son principal ouvrage. Mon appréciation sur cette oeuvre
n’étant donc peut-être pas partagée par beaucoup des rares personnes qui
connaissent les Béatitudes, l’analyse que je vous présente prend pour point de
départ les principales critiques qui ont été formulées sur cette œuvre.
Avant
tout, à l’intention des visiteurs qui ne la connaissent pas, il faut la présenter.
Elle se compose d’un prologue et de 8 poèmes symphoniques avec solistes et 2
chœurs (un chœur terrestre et un chœur céleste), représentant les 8 Béatitudes
que je rappelle :
Heureux
les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux
les doux, car il possèderont la terre.
Heureux
les affligés, car ils seront consolés.
Heureux
les affamés de justice, car ils seront rassasiés.
Heureux
les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux
les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux
les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux
les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.
(Evangile
de St Matthieu)
Le
plan utilisé (sur les indications de Franck lui-même) pour illustrer le texte
évangélique, est en gros le même pour chacun des 8 poèmes : solistes et/ou
chœur terrestre décrivant les tourments et la vanité des hommes dépourvus de
sagesse ; intervention du Christ énonçant la Béatitude; solistes
et/ou chœur céleste développant l’idée contenue dans cette Béatitude.
La
philosophie et l’esthétique de Debussy sont suffisamment différentes de celles
de Franck pour que nous prenions en compte son sentiment, plutôt positif, à
l’égard de cet ouvrage : Les Béatitudes ont ceci de supérieur à l’Or du
Rhin, au moins pour le concert, … c’est toujours de la musique, c’est au
surplus toujours la même belle musique…… Et si l’on examine d’un peu près le
poème des Béatitudes, on y trouve un lot d’images et de truismes capable de
faire reculer l’homme le plus déterminé. Il fallait le génie sain et tranquille
de Franck pour pouvoir passer à travers tout cela le sourire sur les
lèvres ; un bon sourire d’apôtre prêchant la bonne parole……. on a beaucoup
parlé du génie de Franck sans dire jamais ce qu’il a d’unique :
l’ingénuité. ……. C’est ainsi qu’il écrivit ces chœurs trop facilement
dramatiques, ces développements en grisaille fatigante et obstinée, qui nous
semblent quelquefois déparer la beauté des Béatitudes, avec cette candeur
confiante qui devient admirable lorsqu’il est face à face avec la musique,
devant laquelle il s’agenouille en murmurant la prière la plus profondément
humaine qui soit sortie d’une âme mortelle.
L’ « ingénuité »
me paraît particulièrement bien vue. On peut discuter de la
« grisaille » de certains développements, mais « candeur »
et « prière » : oui. Un faux-sens pourtant dans le jugement
psychologique souvent perspicace de Debussy. Dire que Franck s’agenouille,
l’image est heureuse. Mais ce n’est pas devant la musique que Franck s’agenouille.
C’est bel et bien devant le Christ. La musique n’est qu’un moyen au service
d’une intention.
L’intention
de Franck est claire. Elle est religieuse. Son propos est de mettre son
espérance et sa foi en musique, et de prêcher la charité.
Laissons
Franck exposer par lui-même cette intention, de manière on ne peut plus simple
et directe ; un jour, montrant du doigt le livret des Béatitudes, il
s’exclama : Ce qu’il y a là-dedans, j’y crois !
\ \ \
La principale critique, unanime et reprise par Debussy, fustige la
médiocrité du livret, accusant à la fois la banalité des idées et la
pauvreté poétique. Pour le côté poétique, je ne suis pas assez bon juge ; je
parlerai plutôt de maladresses. Mais est-ce grave ?
Une
bonne poésie, en soi, se suffit à elle-même, elle a son rythme propre.
Mettre
un poème en musique n’est pas une petite gageure ; cela consiste soit à
plier le poème à la musique, soit plier la musique au poème ;
inévitablement l’un des deux risque d’en pâtir ; l’accord parfait entre
poésie et musique existe, mais il est difficile. Cependant, attention, il n’y a
pas de réciprocité : mettez une mauvaise musique sur un bon poème, l’ensemble
sera mauvais ; au contraire, mettez une bonne musique sur un mauvais
poème, l’ensemble sera bon ; la preuve est qu’un étranger ignorant la
langue du poème, entendant l’ensemble en ayant seulement lu une traduction
approximative, dira que l’ensemble est beau.
Soyons
clair : Lorsqu’on écoute une musique chantée, 1) on[9] ne
fait pas d’abord attention à la qualité poétique, 2) on est satisfait
simplement par l’accord entre l’idée du poème ou du livret, et
l’expression musicale.
Alors,
pas de faux procès. L’essentiel n’est pas que le livret soit ou non une
réussite poétique, l’essentiel est que, comme Franck le disait, ce qu’il y a
là-dedans, j’y crois !
Des
« truismes », lui reproche-t-on ? Un truisme, la mort d’un être
aimé (3e Béatitude) ? Oui certes, cela arrive à
beaucoup de monde ! Cela fait partie des drames de la vie, et les hommes,
justement, aiment que l’on mette ces drames – ces « truismes » – en
musique pour les aider à épurer les émotions ; et pour cela ils savent
tolérer des vers tels que
Compagnon de ma destinée, toi que j’aimais,
Avant la fin de la journée, je te perds pour jamais
quand
une émouvante musique les énonce.
Et
ils pardonnent le poétiquement douteux avant la fin de la journée, parce
que en musique, de toute façon c’est en fin de compte l’évocation de l’idée –
du « truisme » ! – qui leur importe, plus que la qualité
linguistique. L’esprit, plus que la lettre.
Un
truisme, de dire que
Chaque espoir n’est qu’une vaine ombre qui s’évanouit !
Au vent changeant de ce monde
Notre cœur flotte incertain,…
Et
en réponse :
Pauvres humains qu’enflamme le désir du bonheur !
Enveloppez
votre âme d’une sainte douceur !
Peut-être…
Pourtant, changez-y seulement le mot « sainte », et présentez ces
phrases comme une traduction de vieux textes bouddhiques ; les mêmes qui
criaient au truisme auraient alors vanté l’antique sagesse du même texte …
Et
l’ensemble est à l’avenant.
Il
faut être de bonne foi. Si on critique ce livret, il faut critiquer aussi les
livrets de bien des opéras et bien des oratorios. Ainsi les livrets utilisés
par Bach, par exemple, ne sont pas eux-mêmes exempts de défauts, des
musicologues en ont parlé ; j’ai un vague souvenir de l’avoir lu, un
souvenir fort vague car personnellement, cela m’indiffère complètement,
d’autant que je ne connais pas l’allemand : seule l’idée véhiculée par la
traduction française me suffit. Pour le livret des Béatitudes, même chose.
Moi
aussi, tout ce qu’il y a dans ce livret, j’y crois, toutes les idées y sont
vraies à mes yeux, et bénie soit cette obscure Mme Colomb pour son obscur
travail. Elle y aura laissé une assez mauvaise réputation, elle n’aura même pas
laissé un prénom ; pourtant elle exécuta consciencieusement et dans
l’obscurité le plan fourni par Franck, sans rechercher la gloire ; je suis
sûr qu’elle aussi y croyait, et comme le dit son Christ[10] :
Du bien que
sème une main obscure
Encore
un « truisme » ? Qu’importe, pourvu qu’il soit vrai. Seule la
vérité compte à la fin.
Il
a été dit que l’indigence du poème a pu freiner par endroits l’expression du génie
musical de Franck. Au contraire. Au contraire, parce qu’il en a retenu l’idée
plus que les mots. Exemple : la musique qu’il mit sur ce avant la fin de la journée.
Soyons
honnête : il y a des passages qui me laissent plus que d’autres une
impression de perfection. Mais il en est de même pour quasiment toutes les
longues oeuvres que j’aime. L’impression de perfection expressive domine dans
tous les épisodes « célestes » sans exception ; ainsi que pour
le prologue, les 4e et la 8e Béatitudes dans leur
totalité. Mais en définitive, aucune mesure ne me laisse indifférent, et
lorsque je les écoute, jamais il ne me vient le désir de sauter des passages.
Chacun de ces poèmes est une invitation à fuir les ténèbres et à rechercher la
lumière. Et tant que l’on n’a pas définitivement trouvé la lumière, on se plait
aux encouragements à la rechercher.
\ \ \
On a parlé de monotonie. Pour dire cela, il faut, soit être peu sensible au
style propre de Franck – ce qui est certes permis, mais que l’on se garde alors
de juger ; soit ne pas écouter l’œuvre de l’intérieur – c’est-à-dire ne
pas vraiment l’écouter. Il est vrai que les 8 Béatitudes sont construites sur
le schéma unique de l’opposition terre/ciel. Mais il est bon pour l’auditeur
d’avoir un fil conducteur tel que celui-ci ; un deuxième fil conducteur
est la présence du thème du Christ dans chacune. Cependant je ne vois pas où on
pourrait trouver de la monotonie, car toutes sont d’expression musicale
différente ; nous avons 8 expressions différentes de la vanité ou de la
souffrance terrestre, auxquelles répondent 8 expressions différentes de la paix
du Christ ; à chaque fois le contraste est original et parfait.
Et
tandis que certains criaient à l’uniformité, cette variété d’expression a fait
dire à d’autres que l’œuvre était disparate[11] ….
On a dit qu’il ne savait pas rendre les épisodes
exprimant le mal. Au contraire. Au
contraire, à condition de préciser qu’il ne les a pas exprimés du point de vue
d’un homme immergé dans le mal, l’agitation ou les vices. Franck n’est pas
Liszt, lequel a vécu autant l’enfer que l’invitation au paradis au fond de
lui-même. Franck les a exprimés depuis le point de vue d’un homme épris de
compassion (ainsi mon allusion ci-dessus au bouddhisme n’est peut-être pas
déplacée, en ce qui le concerne…).
Ainsi,
lorsque le chœur de la 1e Béatitude dépeint la poursuite de la
richesse et des jouissances, c’est sur une musique qui évoque on ne peut mieux
la vanité de l’agitation terrestre, la musique de celui qui considère ces
vanités pour ce qu’elles sont. L’impression d’agitation et de vanité y est
voulue, et fort bien rendue. Et lorsque qu’au sein du plaisir et de la richesse,
une âpre tristesse emplit notre cœur[12],
le ton change, une tristesse compatissante s’empare de la musique.
L’épisode
terrestre de la 5e Béatitude, consacré à la haine et à la vengeance,
illustre fort bien musicalement la vanité de cette vengeance.
Lorsque
Satan entraîne la foule des réprouvés (7e Béatitude), la musique
évoque non pas un drame, mais plutôt la futilité de son orgueil imprécatoire,
ce qui est d’une vérité plus profonde.
Les
épisodes traduisant les souffrances humaines sont par contre exprimées de
l’intérieur par un homme qui connaît la souffrance. Il a lui-même perdu des
enfants en bas âge ; sa compassion est partage de souffrance. Il a
personnellement soif de justice, d’où l’absolue perfection de la 4e
Béatitude, où la tension va implacablement crescendo jusqu’à la délivrance par
la parole du Christ : la prière, qui culmine par l’ardente répétition du
mot Viens, trouve
ensuite la réponse qui opère la catharsis[13].
Il comprend l’angoisse de ceux dont l’espérance a été frustrée, d’où l’émouvant
chœur terrestre de la 6e Béatitude. Dans cette même Béatitude par
contre, il crée fort bien l’atmosphère d’agitation dérisoire qui convient pour
évoquer la suffisance des pharisiens.
Enfin,
Franck sait être dramatique quand il le faut, par exemple lorsque Satan est
directement confronté au Christ dans la 8e Béatitude.
Et,
last but not least, personne ne semble avoir souligné à quel point les
dernières mesures de cette dernière Béatitude nous offrent une vivante vision
métaphysique, combinant vigoureusement le thème de Satan avec les choeurs et
cuivres triomphants de l’armée céleste, semblant dire par là que le mal
lui-même concourt à l’harmonie universelle.
Franck à l’époque de la composition des
Béatitudes
[1] Ce qui est vrai aussi pour sa musique
« profane » de la même période.
[2] Il en est de même pour certaines productions plus ou
moins critiquées de Franck – tout-à-fait contemporaines : elles aussi
doivent être replacées dans leur contexte, celui d’une exécution par la chorale
de la paroisse pendant l’office, ce qui implique de composer avec simplicité.
[3] Rappelons que Liszt avait reçu les ordres mineurs, et
que cette vocation religieuse l’avait fait abandonner la Franc-Maçonnerie où il
s’était engagé pendant quelques années.
[5] Même paradoxe en ce qui concerne les Béatitudes
de Franck.
[6] D’autres l’ont fait, mais en restant dans une simplicité
dépouillée, strictement adaptée à la prière du service religieux ;
notamment le choral luthérien (en allemand) ; et celui de Rimski-Korsakov,
souvent utilisé dans nos églises, qui se rapproche nettement de la manière
liturgique russe – c’est bien naturel ! Le génie de Liszt est d’avoir su
en faire un morceau richement composé sans jamais quitter l’atmosphère orante.
[7] Il est dit que ce pater est écrit sur la mélodie
grégorienne. C’est exact : pour les premières notes, le départ, Liszt
s’est appuyé dessus ; après cela n’a plus rien à voir.
[8] Je les cite car ils ont particulièrement réussi à
hisser leurs finals encore au dessus de tout ce qui précède, chacun selon
la nature du message religieux ; le premier dans sa Passion selon St
Mathieu, le second dans ses Béatitudes.
[9] « On », c’est un con, disait un ami de mon père. Alors je précise :
ce « on » ne prétend pas désigner une généralité absolue, mais sans
doute un grand nombre de personnes, dont moi.
[10] Excusez la qualité incertaine des enregistrements
présentés. J’ai dû me contenter du 1er (+ de 50 ans) où il y a de
nombreuses coupures, car j’ai égaré les CD de mon récent (Armin Jordan et
chœurs de radio France) ; j’ai aussi en cassette un enregistrement
allemand de qualité (je n’ai pas noté l’interprète), dont je ne peux pas dire à
l’instant s’il existe en disque.
[11] Critique adressée aussi à l’encontre du Christus
de Liszt.
[12]
Un « truisme », encore ? Alors à ce compte-là, les philosophes
ne font qu’exprimer des « truismes ». Sur le même thème Montaigne dit
exactement la même chose : Aussi en même
temps qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre un déplaisir contraire en
la conscience, qui nous tourmente de plusieurs pensées pénibles, veillant et
dormant. J’en redemande, de ces « truismes » qui expriment des
vérités. Je lis et relis volontiers de ces « truismes » qui sont si
peu « truismes » que bien peu d’hommes savent en tirer les
conséquences. J’aurais voulu d’ailleurs vous présenter un extrait musical de ce
passage, mais comme je l’ai dit par ailleurs, j’ai égaré mes CD, et l’enregistrement
dont je dispose ne contient pas ce passage.
[13] Alors que la prière pour orgue (1860), d’une tension
aussi soutenue, s’était achevée dans l’attente déçue d’une réponse divine qui
n’est pas venue.