Pourquoi parler des compositeurs
Partout
dans le monde, la conception ancienne de l’artiste est celle d’un artisan
anonyme. La notion d’artiste n’existait guère, pas plus que celle de
« beaux-arts », et les artisans en peinture, sculpture, musique,
théâtre, ne pensaient pas à se différencier des autres artisans, pas plus que
leurs concitoyens ne pensaient eux-mêmes à les différencier. Cela ne signifie
pas que leur art n’était pas apprécié à sa juste valeur, bien au
contraire ; mais ni plus ni moins que l’art du menuisier, du forgeron ou
du tisserand, et chacun selon sa fonction (lire Platon par exemple[1],
pour s’en rendre compte).
L’anonymat
a une raison d’être essentielle. Pour en résumer le sens, je dirai qu’il
symbolise l’effacement du moi individuel, de l’ « ego »[2]
de l’artiste, devant le sujet de son œuvre.
Dans
la plupart des contrées, l’anonymat a perduré jusqu’à il y a peu – jusqu’à ce
que l’influence américano-européenne soit devenue importante. En Europe même,
l’anonymat était la règle jusqu’à la fin du Moyen-Age[3]. Les quelques noms
qui nous sont parvenus le prouvent a contrario par leur rareté même, et même
lorsque ces noms sont connus, c’est quasiment sans biographie.
On
compte sur les doigts d’une main le nombre d’artistes de la Grèce antique dont
les noms sont passés à la postérité (Zeuxis par exemple, qui passait pour être
capable de peindre des raisins si ressemblants que les oiseaux se jetaient sur
la toile pour les grappiller – encore n’est-ce pas lui-même qui a cherché à
passer à la postérité ; il ne le doit qu’à des écrivains qui ont parlé de
lui).
Les noms des architectes des principales cathédrales
nous sont connus, mais aucun des obscurs artisans qui ont inondé les édifices
de statues. Un sculpteur languedocien du XIIe siècle est renommé localement
sous le nom de « maître de Cabestany », du nom d’une ville voisine de
Perpignan, mais connaît-on même son vrai nom ?
En
musique, il en est de même. Les innombrables chants grégoriens sont attribués à
un pape, mais ce n’est certes pas lui qui les a écrits personnellement. Qu’il
soit à l’origine de leur diffusion systématique de par son autorité, c’est
vraisemblable et probable ; mais pas de leur composition. Les quelque 400 cantigas
de Santa Maria du XIIIe siècle sont attribués au roi d’Espagne Alphonse X
« le Sage ». Qu’il soit l’instigateur de leur compilation et de leur
publication, c’est un fait, mais ce n’est pas lui qui les a écrits, c’est une
armée de clercs qui les ont recueillis – seulement recueillis, non pas inventés
- et rassemblés sur sa demande. Aucun nom n’apparaît pour la publication du Livre
vermeil de Monserrat ou des quelque 250 poèmes avec chant des Carmina
Burana. Encore au XVIe siècle, quelques éditeurs ont rassemblé et sans
doute fait harmoniser selon la technique de l’époque, des centaines de chansons
et de danses parfaitement anonymes en Allemagne, Angleterre, France, Italie
(Jacques Moderne et Pierre Attaignant en France, Tielman Susato en Allemagne,
et ailleurs je ne sais plus), ceci en plus d'autres sous des noms d'auteurs
(Claude Gervaise), mais en sont-ils vraiment les auteurs?
Et
c’est un bonheur pour nous que toutes ces compilations nous aient été
transmises - qu'importe si elles sont anonymes! ; encore que leur
interprétation pose bien des problèmes ; même pour les plus récentes,
celles de la Renaissance, les façons d’interpréter sont bien différentes d’un
ensemble musical à l’autre car, si la notation existe, l’ornementation, les
tempi, ni les instruments ne sont précisés.
Et
nous sentons-nous le besoin de savoir quels sont les auteurs de tous ces
airs ? De les ouïr ne nous suffit-il pas ? Leurs auteurs sont
peut-être des trouvères et des musiciens, de cour ou errants, parfaitement
anonymes. Des « trouvères » ou « troubadours »,
c’est-à-dire des « trouveurs », qui ont trouvé leur musique comme on
trouve une belle fleur dans un champ ou un beau site au hasard d’une promenade,
et qui n’auraient jamais eu l’idée d’en attribuer le mérite à leur génie
personnel.
Dans
le courant du Moyen-Age, des noms ont commencé à être connus, plus par accident
que par volonté individuelle. Des trouvères/troubadours ont laissé des noms.
Parmi les premiers "compositeurs", on peut citer un certain Léonin,
un certain Pérotin (XII-XIIIe siècles); leurs noms sont connus peut-être
plus parce qu’ils avaient des postes de chanoines importants, que parce qu’ils
ont produit de la musique ; je veux dire par là que, n’eussent-ils été que
simples moines ou curés, leur musique leur aurait peut-être aussi bien
survécue, mais parfaitement anonyme.
La
disparition de l’anonymat a lieu au passage du Moyen-Age à la Renaissance. A
partir du XVe siècle, on connaît à peu près tous les noms, et à
partir du XVIe siècle, on commence à avoir des biographies assez
fournies. Et ceci pour tous les corps de métiers artistiques. Ceux-ci étaient
encore toutefois considérés comme artisanaux. La notion quelque peu élitiste
d’artiste n’existait toujours pas. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
l’artiste ne se différenciait pas de l’artisan ; ses productions étaient
fonctionnelles, au service de l’Eglise, au service du Roi ou du seigneur local.
Le
tournant eu lieu alors, lorsque, en même temps qu’un Haydn servait son prince
dans la plus stricte – et bienheureuse – obéissance, un Mozart commençait à
entrer en rébellion ouverte contre son archevêque de commanditaire. L’artisan
complètement intégré et prébendé pour pratiquer son art, devenait alors
l’artiste solitaire dont la subsistance était soumise aux caprices du public,
ou plutôt (le public a bon dos !) des directeurs de théâtre ou d’éventuels
mécènes. Bon, j’exagère un peu en disant cela ; en fait il y eut toutes
sortes de situations. Le principal phénomène qui nous occupe, est que 1)
l’artiste oeuvrait de moins en moins sur commande et de plus en plus sur sa
décision personnelle – les deux se rejoignant quelquefois, 2) il devenait connu
et renommé, au point de devenir parfois emblématique.
L’exemple
de Verdi est connu : lors des guerres et révoltes qui portèrent Victor-Emmanuel
au trône vers 1860, les manifestants criaient Viva Verdi, où Verdi était
devenu l’acronyme de Vittorio Emanuele Re D’Italia. Liszt fut l’emblème
de la Hongrie où il ne vécut jamais, et où Berlioz fut fêté pour son adaptation
somptueuse de la marche de Racoczy. Plus tard, Enesco devint l’emblème
de la Roumanie autant que l’amant de la princesse[4], Sibelius celui de
la Finlande qui lui versa une rente à vie. Paderewski dut à se célébrité de
devenir président de l’éphémère République polonaise. C’est dire aussi par là
l’importance musicale réelle de ces musiciens
C’en
est alors fini de l’anonymat, et dès le XIXe siècle l’on tombe dans les excès
du star-system, où des idoles humaines sont proposées à l’adoration des foules.
Et Dieu me garde de mépris vis-à-vis des foules ou du
« public » : 1) j’en suis, même si Dieu m’a gardé d’adorer
aucune idole humaine ; 2) il est dans la nature humaine, et bon dans le
principe, de chercher des sujets d’admiration chez ses semblables ; ces
idolâtries, largement orchestrées par les techniques médiatiques, sont alors
des détournements de cette tendance.
Idolâtrie qui se différencie de l’admiration non seulement par son intensité, mais aussi par son ambiguïté. Les média racontent abondamment les péripéties, voire les frasques des idoles, celles-ci ne sont pas toujours considérées comme des exemples à suivre ; le monde des stars est un peu comme les mondes des Dieux des mythologies, avec leurs aventures tantôt dramatiques, tantôt croquignoles, des « monstres sacrés » (où le 1er mot n’est pas moins important que le 2e, de par sa férocité). Mais cette question est susceptible de bien des développements, et j’en resterai là. Retenons au moins les différences entre adoration et admiration. Le mot adorer contient orare, prier, et les Païens priaient les Dieux quels que soient leurs turpitudes ; admirer signifie regarder vers, d’où : considérer comme but, sens qui contient l’idée d’un exemple digne d’être suivi.
Et
pourtant …. D’abord, si je continue cet « et pourtant » par « je
n’aime que toi », il n’est pas besoin de citer le nom du chanteur pour que
la chanson elle-même revienne en tête de beaucoup, et les faiblesses d’homme du
chanteur laissent indifférent l’auditeur au moment où il écoute la chanson. Si
je dis l’Auvergnat, ou dans le port d’Amsterdam, vous voyez
peut-être la chanson elle-même avant son auteur. Pour ceux qui ont connu les
anciens métros, le poinçonneur des Lilas … Si je dis « le
requiemdemozar » ou « la neuvièmdebétov », vous imaginez les
chœurs avant de penser à la personne même de leur compositeur. Pas besoin de
citer les noms des auteurs lorsqu’on cite Aïda ou Boris Godounov.
A propos de l’Auvergnat, j’avancerais l’idée que son auteur fut
peut-être l’un des derniers « troubadours », l’un des derniers
« anonymes » au sens ancien[5] ;
son nom est connu, certes, il y a même un site à son nom - qui ne date pas de
son vivant! -, mais on ne peut pas dire qu’il a cherché franchement la
renommée, dont il a lui-même fustigé les trompettes, et somme toute, il semble
être resté très discret sur sa vie personnelle. S’il n’est pas anonyme au sens
littéral, il l’est dans l’esprit : sur ses œuvres on met un nom, mais derrière
ce nom il n’y a rien d’autre que l’œuvre ; ce nom aurait tout aussi
bien pu être un pseudonyme que cela n’y aurait rien changé. A propos de
pseudonyme, nous n’avons aucun besoin de connaître les noms civils de Raimu ou
de Bourvil pour les apprécier. Le changement de nom est une pratique assez
fréquente dans le monde artistique. Le changement de nom est aussi un aspect
important et rituel du Compagnonnage, où il est une manière de marquer
l’effacement de l’ego, tout en manifestant quelque chose d’important dans la
nature propre de l’artisan : son origine (son « pays »), et sa
qualité morale jugée essentielle – pas par lui, mais par ses pairs :
toujours l’effacement de l’ego.
Ceci pour dire que l’œuvre et sa (ou ses) signification restent plus importantes que la personne de celui qui l’a « trouvée ». Il y a sans doute dans le principe de l’anonymat quelque chose de naturel, tel qu’on ne le chasse pas si facilement.
L’anonymat
signifie, disais-je, l’effacement de l’ego devant le sujet de l’œuvre. Cet
effacement se conçoit facilement pour un sujet religieux, où la manifestation
du transcendant rendrait dérisoire toute prétention à revendiquer pour son
propre compte l’œuvre produite. Bach écrivant ses Passions s’efface devant le
Christ ; l’essentiel est pour lui de transmettre un aspect du message
chrétien, non pas d’utiliser son œuvre pour acquérir la célébrité. Il utilise
la musique comme moyen parce que tel est son talent ; non pas comme but.
Je pense aussi à Franck décrétant qu’il allait écrire son oratorio Rédemption
« parce que ce qu’il y a dans [le livret], je le crois ».
On
pourrait penser qu’il y ait eu renversement à l’apparition du romantisme ;
en effet, à partir de cette époque, l’artiste se met à puiser ses idées dans
son inspiration strictement individuelle. Berlioz est un exemple typique de
cette conception. Aucune de ses œuvres n’est la conséquence d’une commande
externe, toutes sont nées de sa décision personnelle et il a ramé toute sa vie
pour essayer de les faire jouer, avec des succès très divers.
On
a cité jusqu’à plus soif le "cas Wagner" comme exemple d’enflure de
l’ego. Il faudrait d’ailleurs réexaminer ce cas pour discerner ce qu’il y a pu
avoir d’excessif dans ce jugement - qui contient une part de vérité (cf. ses
propres écrits). Ce n’est pas mon propos. Pendant une période de ma vie, j’ai
beaucoup apprécié la Tétralogie, et surtout Parsifal que je tiens
toujours en haute estime bien que ma « période Wagner » soit passée
depuis un moment. Et pendant cette période, sans ignorer ce qui avait été écrit
sur l’homme Wagner, il ne me venait pas en tête d’apprécier sa musique à l’aune
d’un quelconque jugement moral. Le fait même qu’il y ait eu beaucoup de
wagnériens prouve que sa musique et les sujets de sa musique ont dépassé de
beaucoup le strict cadre de l’individu Wagner, et portent en eux, pour ainsi
dire, une part de généralité humaine – ce qui doit laisser supposer que l’homme
Wagner ne fut tout de même pas un monstre...
En
réalité, il faudrait analyser l’origine de l’inspiration individuelle.
Les Grecs antiques plaçaient la source de l’inspiration artistique chez les
Muses, ce qui est une façon de dire qu’elle ne provient pas de l’individu
lui-même. En ce qui concerne les musiciens à partir de Beethoven, je crois
percevoir que lorsqu’une œuvre se révèle vraiment « inspirée », c'est
qu'elle a été dictée à l’artiste par une sorte de nécessité qui ne vient
pas de sa décision propre. Il y est comme poussé par une voix intérieure qui
n’a de cesse qu’il l’ait écrite. Tel a été le cas pour Beethoven avec sa 9e
symphonie, longuement méditée, ou peut-être ses derniers quatuors ou ses
dernières sonates pour piano dont les formes sont à la fois si inhabituelles et
si réussies qu’elles ne peuvent provenir d’un simple caprice individuel
(notamment le 13e avec la grande fugue).
Le
cas de Berlioz évoqué plus haut montre les limites de l’attitude
romantique : plusieurs de ses œuvres, parmi les premières surtout, sont
clairement le fruit de la nécessité de l’inspiration ; ce sont justement
celles qui sont restées les plus populaires ; d’autres semblent plus
malheureusement dictées par une autre nécessité, celle de gagner de quoi vivre,
qui ne fait pas toujours bon ménage avec celle de l’inspiration ; mais
même alors il n’agissait que selon sa décision propre ; qu’elle soit
judicieuse ou non, tant sur le plan pécuniaire qu’artistique – je pense surtout
aux Troyens, pour lesquels mon appréciation rejoint celle des
musicologues: les quelques beautés y sont par trop diluées dans un ensemble
long, long, trop long ; il fallait s’appeler Wagner pour faire aussi long
avec assez de souffle.
Cette
« nécessité intérieure » qui pousse les musiciens à écrire existait sans
doute avant Beethoven, mais était diluée dans les productions plus
« artisanales » de ceux-ci, ces dernières étant alors beaucoup plus
nombreuses que les productions « artisanales » des musiciens plus
contemporains. On peut la deviner par exemple dans le Requiem de Mozart
– l’homme en noir qui est venu le lui commander était alors une allégorie de la
nécessité intérieure comme de sa destinée ; ou dans la Messe en si et l’Art de la Fugue de
Bach. Parmi les productions « artisanales » de musiciens contemporains
– je veux dire, des deux derniers siècles – il y a essentiellement des
« commandes » : quatuors Razumovski de Beethoven, pièces
pour harmonium de Franck ; Diaghilev a commandé des ballets à Debussy
(jeux), Ravel (Daphnis et Chloé), Stravinski (l’Oiseau de Feu,
Petrouchka, le Sacre du Printemps). Le fait qu’il s’agisse de commandes
n’enlève d’ailleurs rien au fait qu’elles puissent éventuellement être
« inspirées », d’autant que le cahier des charges ne devait pas être
trop contraignant.
Le fait même d’entendre cette voix intérieure présuppose que l’on a été capable d’effacer son ego au moins partiellement. On pourrait croire que cette affirmation ne s’applique pas aux « romantiques », que l’on dépeint volontiers comme mus par un ego plus ou moins maladif. Mais justement, lorsque c’est le cas, l’artiste est incapable de créer : Schumann ou Wolf (ou Nietzsche) ne purent plus rien écrire lorsque la folie les prit. Et il y a des « romantiques » de nature paisible, qui ne souffrirent jamais, semble-t-il, de crise d’ego, et leur musique n’en est pas moins expressive (Schubert notamment, ou Franck).
Pourquoi alors, dans ce site, parler nommément des
compositeurs ?
Etant
pour ma part favorable à l’anonymat de principe, je devrais ignorer
délibérément les considérations biographiques sur la vie des musiciens dont je
parle – voire, ignorer jusqu’à leur nom, et ne parler que les œuvres.
Il
n’est évidemment pas possible d’ignorer les noms des auteurs, lorsque les
œuvres portent des titres eux-mêmes anonymes. Bon. Si je parle de la Khovantchina
(ce que je projette de faire si ce n’est déjà fait au moment où vous lisez cet
article), il n’y en a qu’une au monde et, les amateurs un peu érudits savent
qui l'a écrite (pour les moins érudits, c'est Moussorgski). De même si je parle
de la 96e symphonie – un seul musicien a écrit plus de 41
« symphonies » (rappel: Joseph Haydn). Mais si je parle de la 7e
symphonie, il peut déjà vous venir au moins 5 noms en tête (Mozart, Beethoven,
Schubert, Mahler, Sibelius). Etc.
Alors
je pourrais m’en tenir aux noms, sans ajouter d’éléments de biographie. Et
c’est bien ce que je fais et ferai souvent. Ainsi à ce jour (20/06/07), mes
appréciations sur Respighi ou Maciejewski sont exemptes de toute considération
biographique, car l’utilité ne s’en fait pas sentir. Par contre mes
appréciations sur Sibelius font intervenir des éléments de biographie car ils
me paraissent utiles pour illustrer certaines questions qui se sont posées sur
son œuvre (dont son silence après 1927). Démarche similaire pour expliquer par
exemple la désaffection relative à la musique religieuse de Franck. Lorsque je
parlerai de Rimski-Korsakov, je serai inévitablement amené à mentionner qu’il a
été marin ; non pas que cet épisode de sa vie soit nécessaire pour
apprécier sa musique en elle-même, mais parce que celle-ci n’aurait pas été ce
qu’elle a été sans cet épisode.
« Un amateur de musique peut fort bien être
pervers ; mais je le croirais difficilement d’un amateur de chant
grégorien. » (Simone Weil)
Il
y a en effet des formes, styles ou expressions artistiques qui sont
incompatibles avec le mal. Il n’est pas possible que les sculpteurs des statues
de l'art roman ou gothique "classique" aient été des êtres dominés
par le mal, sinon ils n’auraient pas pu avoir l’inspiration nécessaire pour
représenter leurs Christs, Madones, ou Saints avec une telle réussite dans
l'expression de la paix ou de la grâce. L’heureux homme qui a sculpté
l’expression de la Paix du Christ dans le Beau-Dieu d’Amiens (photos
ci-dessous) ne pouvait que connaître au fond de lui-même quelque chose de cette
paix, et nous pouvons être ainsi persuadés du grand avancement spirituel de ces
artisans.
(cliquer
sur la photo pour agrandissement)
L’art
moderne n’a souvent rien de paisible, rien de réjouissant, rien de simple – et
en cela d’ailleurs il ne fait pas autre chose qu’accomplir une des fonctions
artistiques, qui est d’exprimer son époque. Dans un monde de laideur morale,
l’art tend à exprimer de la laideur, ou bien le désarroi de la sensibilité
devant cette laideur.
Eh
bien, au sein d’un tel cadre, il est, au moins, bon pour le moral de constater
que la beauté esthétique va de pair avec la beauté morale (et parfois avec la
vérité ; grand ternaire Vrai, Bien, Beau, pas mort…). Nous pouvions
aisément être persuadés de la spiritualité des artistes du Moyen-Age à travers
celle de leur art : accord et harmonie entre l’homme et l’oeuvre. Par
contre, notre sensibilité aime à constater que des artistes plus récents sont
en harmonie avec leur œuvre, ce dont on serait parfois tenté de douter. Elle
aime à constater qu’un Bach menait une vie aussi digne que possible d’une œuvre
toute entière écrite « ad majorem Dei gloriam ». Qu’un Borodine
possédait vraiment en lui la bonté que l’on sent en sa musique. Que le
flamboyant Liszt était tout sauf mesquin, et que ses frasques n’obscurcirent
point sa générosité ni la sincérité de sa foi. Que l’ingénuité de la musique de
Mozart, Schubert ou Franck n’avait d’égale que l’ingénuité de leur âme.
Certes,
peu importe qui a écrit la Messe en si, Christus ou les
Béatitudes ; mais il est heureux de constater que ceux qui les ont
écrites étaient personnellement à la hauteur du message qu’ils transmettaient.
Probablement, s’ils n’avaient pas été à la hauteur, ils n’auraient pas pu le
transmettre, et dans ce cas ce que je viens de dire relève du truisme. Mais
dans une époque d’incertitude où tout devient objet de doute, il est au moins
rassurant de constater que ce truisme reste vrai. Autrement dit : cela va
peut-être sans dire, mais cela va mieux en le disant.
Quant
aux autres, ceux qui, n’étant peut-être pas plus avancés que nous sur le chemin
de la sagesse, ne sont pas vraiment dignes d’admiration pour nous en tant
qu'hommes, …. si un Wagner a su transmettre une part d’humanité, c’est qu’il
l’avait en lui, et il serait bien réducteur de ne le considérer que comme un
boursouflé de l’ego ; et beaucoup l’ont brûlé seulement après l’avoir
adoré. On a beaucoup décrié la moralité de Debussy ; elle a été quelque
peu exagérée, et n’est en fait que l’envers des qualités que nous reconnaissons
dans sa musique, la sensitivité, la faculté de savoir écouter le vent qui
passe. On peut être pour le moins agacé par le côté « vieux
pleurnichard » de Tchaïkovski (l’expression est de lui) ; mais ce
n’est que l’excès d’une sensibilité mal maîtrisée qui bien souvent fait mouche
et nous touche.
En
réalité, les méchancetés que l’on pardonne le plus difficilement sont les plus
inhumaines : l’hypocrisie, le calcul ou la trahison (les derniers
cercles de l’Enfer de Dante); mais comme elles sont incompatibles avec la
sincérité que nécessite l’expression artistique, nous pouvons gager qu’aucun
musicien de talent n’en est atteint, et c’est déjà beaucoup.
Une belle œuvre d’art est l’expression d’une forme d’amour, et à son auteur « il sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup aimé ».
[1] et Aristote aussi, peut-être, mais ne l’ayant pas lu
directement moi-même, je ne suis pas bien placé pour en faire de la pub.
[2] A la place de "moi individuel", je préfère
utiliser ce mot latin, qui a l’avantage d’être court.
[3] A propos de l’Orient, je ne voudrais pas être trop
entier. Ainsi il est vrai que depuis plusieurs siècles, des artistes japonais
ont laissé un nom et une réputation personnels.
[4] Puis son mari vraiment, si je ne me trompe.
[5] Quelques rares troubadours ont bien laissé un
nom et une date approximative (Bernard de Ventadour, Peire Vidal, Jaufré
Rudel…) mais c’est quasiment tout ce que l’on connaît d’eux.