Jan SIBELIUS
Là s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres
Mystérieuses en leurs songes farouches.
Elles abritent la grande Divinité des bois ;
Les Sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres.
(Jan Sibelius, traduction française par lui-même)
La célébrité de Sibelius a été fort variable dans le
temps. Après sa période créatrice (jusque vers 1930), celle-ci a subi une
éclipse partielle, et jusqu’à il y a peu (10 ou 20 ans), Sibelius n’était plus
guère apprécié que dans les pays anglo-saxons (Grande-Bretagne surtout), et
bien sûr en Finlande qui le considère quasiment comme son représentant le plus
célèbre.
En France, jusqu’il y a une quinzaine d’années, peu
d’amateurs auraient pu citer de lui autre chose que Finlandia et
Pourtant, actuellement de nombreux sites internet
l’évoquent. Il y en a plusieurs en finnois, plusieurs en anglais (et aucun en
français). Ces dernières années, on entend de plus en plus souvent ses
symphonies, dont on peut trouver maintenant plusieurs enregistrements.
Son Concerto pour violon semble être, depuis sa
création il y a un siècle, le plus enregistré de tous les Concertos pour cet
instrument (on estime qu’il y a eu une centaine d’enregistrements !).
Ainsi en un an, et en n’écoutant pas trop souvent la radio, je suis tombé cinq
fois dessus ! pour quatre diffusions seulement de
Donc, puisque Sibelius est redevenu célèbre, est-il
besoin de parler de lui ?
Oui : d’abord car j’aime particulièrement sa
musique.
Oui : car excepté les 3 pré-citées, ses œuvres
restent encore plus ou moins dans l’ombre, son style a longtemps joui d’une
mauvaise réputation en France et en Allemagne. Et, a-t-on vraiment pénétré
l’âme de sa musique ?
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Ebauche de catalogue.
J’ai personnellement retenu
les œuvres suivantes comme bien caractéristiques de son style :
-
7 symphonies
-
-
Poèmes
symphoniques :
En Saga,
les 4 légendes de Lemminkaïnen,
Karelia
Finlandia,
Rakastava (l’Amant),
le Barde,
la Dryade,
les Océanides,
la fille de Pohjola,
Chanson du Printemps,
Chevauchée nocturne et lever du soleil,
Luonnotar (avec soprano),
Tapiola
-
Kullervo, légende-symphonie pour orchestre, chœur, baryton et soprano
-
Musiques
de scène
Kuolema (
Pélléas et Mélisande
-
Odes pour chœur et
orchestre :
la naissance du Feu
Oma maa ( ma Patrie)
-
Pièces
pour violon et orchestre
Concerto pour violon et orchestre
6 humoresques, 2 pièces, et 2 sérénades pour violon et
orchestre
Suite pour violon et orchestre à cordes
-
Deux des 4 quatuors
à cordes (je
n’ai pas écouté les 2 autres)
Les musicologues
reconnaissent en général toutes ses symphonies comme des chefs d’œuvre. Leur
attitude est plus diverse en ce qui concerne le reste. On trouve parfois des
attitudes de mépris relatif, voire d’ignorance, vis-à-vis de certaines de ces
œuvres ; ceci est bien le fait de personnes qui s’autorisent de leur
manque d'attirance pour sa musique pour en déduire son manque de valeur.
Il a écrit
bien d’autres compositions (à peu près autant que citées ci-dessus) ;
parmi elles, beaucoup sont considérées comme mineures par les musicologues (ce
qui n’est pas une raison en soi pour les rejeter !), et surtout, je n’ai
pas trouvé d’enregistrement accessible. J’ai pu écouter une fois les œuvres
pour piano : elles ne m’ont guère « accroché » et m’ont semblé
peu personnelles. Ses chansons ont leurs adeptes ; pour ma part je les ai
trouvé plus inspirées que ses œuvres pour piano, mais loin d’être au même
niveau que les œuvres citées ci-dessus [1].
A une émission
de radio, fin 2004, une soirée consacrée à Sibelius a permis d’entendre 3 brefs
extraits d’un opéra inédit, inconnu jusque maintenant, et qui m’ont paru bien
typés et extrêmement prometteurs [2] ;
bien que Sibelius en ait refusé l’édition, cet opéra sera-t-il révélé [3] ?
Beaucoup de
ses compositions ont leur argument dans les légendes finnoises du Kalevala
(quelquefois leur nom l’indique assez !).
\ \ \
J’aime beaucoup son style, au point de considérer Sibelius comme l’un
de mes compositeurs préférés ; mais je conçois très bien que ce style,
très caractéristique, original et inimitable, puisse ne pas plaire à tout le
monde, et que l’on puisse y rester complètement réfractaire ; Stravinski
devait être de ceux-ci, qui - rapporte Rebatet - le considérait comme « le
plus ennuyeux des compositeurs sérieux ».
Sérieux,
certes ! Il n’y a pas une once d’humour ou de « fantaisie » dans
sa musique, et les photos de lui ne le montrent guère souriant ! [4]. Il y a
peu de séduction dans ses œuvres considérées comme majeures. Rares sont les
pièces dont l’humeur paraisse attrayante de prime abord.
Du moins,
c’est l’idée que j’en avais encore il y a 20 ans, avant de décider de plonger
dedans de manière approfondie [5] (parce
que j’aimais bien Finlandia). Et en fait, c’est une idée fausse.
Il y a
chez lui plus de séduction, plus de bonne humeur qu’on pourrait le penser.
Je recommande
tout spécialement cette suite à ceux d’entre vous qui, le connaissant mal,
pensent être le plus réfractaires à Sibelius.
Des 4
Légendes de Lemminkaïnen, la 2e et la 3e sont les plus célèbres - la 3e
surtout, le cygne de Tuonela. Ce sont en effet des chefs d'oeuvre. La
première est beaucoup moins connue. Et pourtant.....
Elle concerne
Lemminkaïnen et les Vierges de l’île ; elle fut longtemps interdite
de concert à cause de son argument immoral (en effet, après le passage de
Lemminkaïnen, les Vierges…. ne le sont plus !). Des musicologues ont parlé
d’un érotisme torride pour l’Amour Sorcier de Manuel de Falla, un érotisme
chaud, sombre et dramatique. Puisqu’ils l’ont fait, alors je peux bien parler
ici d’érotisme gaillard, un érotisme franc, frais et vigoureux comme un
printemps nordique. Réjouissant. Cette musique bouillonne
du début jusqu’à la fin de montées de sève qui arrivent par vagues successives[6],
entrecoupées de quelques moments d’alanguissements. Un trait de génie, unique
dans la musique (je le dis avec la conviction de quelqu'un qui apprécie
beaucoup ces deux oeuvres : aussi unique que l’Amour Sorcier), et de
style entièrement sibélien ; il faut en profiter d’autant plus que, sans
doute un peu refroidi par le refus puritain d’accueillir cette œuvre, le
compositeur n’écrira plus de ce genre de bouillonnements sur une telle longueur
[7] :
il reprendra certes quelquefois ce style (cf. certains passages de la 3e
symphonie, par exemple), mais jamais en un morceau entier.
La Chanson
du Printemps, parfois méprisée, évoque également la montée de la sève,
dans un style beaucoup plus paisible et pastoral que la Légende. L’air sonne
vraiment comme une chanson, et n’exclut pas vers la fin une certaine
« religiosité ».
Laissez-vous
emporter aussi par les cordes feutrées et aériennes du Sentier de l’Amant,
3e des morceaux de la suite Rakastava, où l’amant s’en
va rejoindre sa fiancée, comme planant sur un petit nuage…
Ou encore par
la paisible et riante pastorale, ou l’intermezzo vif et
insouciant, de Pelleas et Mélisande.
Voire, par
les chants d’oiseaux inattendus qui, dans Tapiola, viennent
soudain illuminer pendant une minute l’atmosphère sombre et oppressante de ce
poème.
Allez
folâtrer quelques instants avec les Océanides gracieuses et
joueuses. Toutefois ne vous y frottez pas trop, car quelquefois elles
deviennent Sirènes et peuvent vous entraîner dans leurs tourbillons mortels ….
Ne manquez
pas de goûter le pétillement de certaines de ses petites pièces pour violon
(Sibelius était par formation, par goût et par nature un violoniste de talent[8], et
cela se sent bien dans ces pièces, en particulier les humoresques).
Ajoutez enfin
à tout cela de nombreux passages ou thèmes émaillant certaines de ses
Symphonies. La 3e symphonie tout entière pourrait être
considérée comme sa « pastorale », assez proche de Karelia.
Peut-être la première à écouter, pour quelqu'un qui souhaite aborder les
symphonies de Sibelius.
Tout ceci
vous donnera de Sibelius, peut-être, une image plus « méridionale »
ou « ensoleillée » que vous ne l’auriez cru (et que moi-même je le
croyais, en tout cas).
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Pour le reste, comment le qualifier ?
Supposons
que je sois obligé de ne retenir qu’une chose de Sibelius.
C’est assez
difficile à choisir. En effet sa palette est tout de même très variée. D’autre
part s’il a sensiblement évolué dans son style, cela ne signifie pas que ses
œuvres de jeunesse soient de moindre qualité que ses dernières, loin de là
(même si les musicologues affirment que ses symphonies vont en
« progressant »).
Je crois tout
de même que je retiendrais Tapiola. Il se trouve que c’est la
dernière œuvre majeure qu’il a écrit (1927) [9]. Le titre signifie La
demeure de Tapio (Tapio est le dieu de la forêt). Bon ! Il ne faut pas
chercher à associer des images ou des sentiments précis à la musique, c’est
entendu ! Mais quand cela marche bien, pourquoi s’en priver ? Il me
plait, moi, d’imaginer une forêt finlandaise immémoriale, profonde,
interminable, angoissante pour qui s’y perd, sombre sous les nuages menaçants,
ou bien figée par le gel et la neige, ou soudain illuminée par le chant
d’oiseau dont je parlais plus haut. Une forêt où l’homme est si petit qu’il en
est comme absent. Une nature ni dure ni douce, mais qui impose son être, et
pour qui l’homme n’est rien. « La nature ici n’est pas décrite, mais
saisie dans son essence. .… Le monde de Tapiola … est un monde sans homme
» (Marc Vignal). Et l’homme, réduit à rien, ne peut plus que dire « Ainsi
soit-il », c’est ainsi que j’interprète l’accord terminal, d’un majeur
complètement inespéré. Voilà ce que peut évoquer pour moi Tapiola.
Essayons d’enlever la référence « forêt nordique ». Que
reste-t-il ? L’angoisse de l’homme insignifiant devant ce qui le dépasse,
face à quoi la seule solution est l’acceptation. Encore plus simple :
l’angoisse de l’homme, ses paniques. Par cet accord final majeur, la purgation
de l’angoisse est acquise. La catharsis a opéré.
Quels sont
les éléments de la personnalité musicale de Sibelius ?
Un orchestre
qui vit sa vie propre. Je me hasarderais à supposer que le musicien pensait
directement pour l’orchestre, comme Tchaïkovski ou Berlioz, et que de plus,
parfois, l’évolution sonore imaginée semble même dicter l’évolution de
l’écriture. C’est vrai de toutes les œuvres citées plus haut, y compris …. les
quatuors à cordes ! Une part de la saveur de ces quatuors est que les
cordes y sont traitées comme il utilise l’orchestre à cordes.
Il faut
savoir que Sibelius admirait la musique de Bruckner, et aussi qu’il fut
immédiatement réceptif à Debussy dès qu’il l’entendit : ces deux
influences contradictoires sont sans doute pour quelque chose dans la personnalité
de sa couleur orchestrale. Il faut aussi savoir qu’il était très bon
violoniste ; cela se sent dans son traitement libre, varié et original des
cordes (exemple : 3e humoresque). Je n’en connais pas qui aient
su faire bruire les cordes comme lui avec tant de variété ;
les bruissements des feuilles, qui propagent les rumeurs indistinctes de la
forêt …. Son sens du violon contribue
pour moi à le rattacher à la classe des musiciens d’inspiration populaire d’Europe
centrale. Il fait merveille dans certains passages du Concerto pour violon,
dont on peut comprendre le succès, et peut-être plus encore dans certaines des
autres pièces pour violon, dont deux ou trois sont particulièrement
réjouissantes. Avec ces morceaux (ainsi que les quatuors, qui seront examinés dans
l'article quatuors à venir), je le mettrais volontiers tout près des grands
musiciens pour violon de l’époque, tels que Dvorak, Bartok, Enesco.
Il aimait
d’ailleurs beaucoup la musique de Bartok. Musique en apparence très différente
de la sienne, mais comme je le suggérais, Sibelius se rattache comme Bartok à
la lignée des compositeurs d’inspiration populaire. Lisons à ce propos une
anecdote que Yehudi Menuhin rapporte dans son ouvrage :
« Ma vénération pour Bartok me mit un jour dans une situation assez gênante. Étant allé jouer à Helsinki au début des années cinquante, je fis mon pèlerinage chez Sibelius qui, ayant terminé l'oeuvre de sa vie quarante ans plus tôt, vivait dans une retraite entourée de grande déférence. Il me reçut sur le perron de sa charmante petite maison en bois, située au milieu de son lopin de forêt personnel, comme toute maison finlandaise qui se respecte. II ne tarda pas à me demander qui je considérais comme le plus grand compositeur du XXe siècle. Ainsi provoqué par quelqu'un qui, dans une certaine mesure, aurait pu lui-même revendiquer ce titre, j'étais écartelé entre l'honnêteté et la politesse; j'hésitai, mais c'est lui qui me tira d'affaire : « Notre plus grand compositeur, c'est Bartok », me dit-il, ajoutant qu'il l'avait connu alors qu'il était étudiant à Berlin. J'eus envie de l'embrasser, parce qu'il m'avait tendu la perche, mais surtout pour sa générosité et sa clairvoyance. Sa propre réussite était d'ailleurs admirable. Elle était un exemple du pouvoir privilégié qu'a la musique, par dessus les autres arts, de parler au subconscient d'un peuple et en son nom, de fournir un véhicule expressif à un idéal, à une vision du monde, à un imaginaire communs. Sibelius n'était pas, à ce niveau profond, le porte-parole de la seule Finlande, mais il était éminemment exportable dans le monde anglo-saxon, patronné en Grande-Bretagne par Sir Thomas Beecham et beaucoup joué aux États-Unis. En sens inverse, il ne saurait parler aux Latins ni en leur nom; leur esprit pratique leur cartésianisme refusent l'extase romantique qui transforme le brouillard en mythe et les ténèbres en longues sagas hivernales. »
Appréciation
bien sentie, excepté peut-être le terme « romantique », ainsi que les « 40
ans » au lieu de « 25 » à l’époque de la visite ; mais d’autant mieux sentie
que le style de Sibelius était assez éloigné des goûts de Menuhin lui-même - il
l'a peu joué.
Son langage
harmonique n’a rien d’original en soi, il utilise la palette connue jusque
Debussy inclus (gamme par tons, par exemple) ; ce qui explique l’intérêt
mitigé des musicologues. Pourtant il a son parfum propre ; ce qui explique
que malgré les musicologues, il ait pu retrouver un public momentanément perdu.
Y compris un public latin – dont je suis. Il ne s’embarrasse pas trop des
règles académiques, parce que justement l’évolution sonore dicte l’inspiration
d’écriture ; il arrive ainsi des retards de résolution qui sonnent
franchement polytonal ; des basses atypiques dictées non pas par la
règle harmonique mais par l’évolution propre de la ligne de basse [10]; des
pédales aux étranges effets ; des « fondus-enchaînés » … ou au
contraire des contrastes abrupts.
Sa rythmique
est classique, n’apporte pas d’originalité, et pourtant elle aussi est
personnelle. Pas du tout carrée ;
changeante ; pleine elle aussi de fondus-enchaînés ; dictée par la
sonorité …
Il existe un
langage mélodique typiquement sibélien ; il sent la vielle légende
populaire et – encore – la forêt. Ses airs ont quelque chose de lancinant sans
l’être vraiment, de modal sans l’être vraiment, de monotone sans l’être, de
populaire sans l’être, d’archaïque sans l’être. Et ils valent autant par la
sonorité qui les enveloppe que par leur ligne propre. Un exemple typique :
dans Chevauchée nocturne et lever du soleil ; il s’agit en effet
d’une chevauchée, une cavalcade dans une nuit qui n’en finit pas ; et au
milieu de ce rythme obsédant surgit une mélopée
en notes longues qui retombe obstinément sur la tonique. J’ai pensé en écoutant
ce morceau à la longue course d’Aragorn, Legolas et Gimli vers la forêt de
Fangorn (eux étaient à pied), dans Le Seigneur des Anneaux ….
Son écriture
vocale est vigoureuse, mêlant intimement avec bonheur le style déclamatoire et
la ligne mélodique, et usant bien de la sonorité de sa langue. Il vaut
d’écouter Kullervo, sa première œuvre de grande envergure, pleine
d’élans et de tourments ; ce long poème-symphonie avec solistes et choeur
se termine par la mort de Kullervo, hallucinant thrène funèbre. Ou ses
deux cantates : la première pour chœur d’hommes, de langage musical
très viril, aux nobles et éloquents accents ; la seconde pour chœur mixte,
toute en douceur et en humanité. Je placerais Luonnotar (et je ne suis
pas le seul) dans les plus extraordinaires œuvres vocales du XXe siècle ;
paradoxe étonnant de nous suggérer une atmosphère archaïque, dans un langage
très moderne où la ligne mélodique semble indépendante de l’harmonie. L’expression en est
absolument envoûtante, bien faite pour suggérer le « vide de
l’univers », ou le mystère de la création lorsque « la pointe de l’œuf
devint le ciel, le sommet du blanc la lune brillante, et les autres fragments
étoiles dans le ciel ». Je ne connais rien qui y ressemble.
\ \ \
Sibelius fut pendant sa vie un musicien « consacré ». Sa
créativité fut encouragée par deux faveurs de la destinée. D’une part il
bénéficia à partir de l’âge de 32 ans d’une pension annuelle substantielle de
la part de l’Etat finlandais ;
grâce à celle-ci et aux résultats de ses succès nationaux et
internationaux, il a pu vivre le plus souvent dans l’aisance. Pas toujours
cependant, car les deux périodes de guerre apportèrent leurs lots de privations
et de rationnements. D’autre part, il a pu se reposer moralement sur une vie
familiale plutôt solide et heureuse, et a dû une bonne part de son bonheur à sa
femme (voilà pourquoi la photo de cette dernière mérite sa place ici). Ces
faveurs eussent peut-être « endormi » d’autres que lui. Elles furent
au contraire bénéfiques, voire nécessaires, à sa création, et à l’affinement de
sa sensibilité artistique ; et l’on s’en aperçoit si on considère que les
périodes de trouble (maladie ; 1e guerre mondiale) ont plutôt ralenti sa
production.
Il était
certes d’aspect un peu farouche (voir ses photos…) : sa femme disait qu’il
était du genre « touch me not » [11] ! Très réservé, mais
non pas indifférent. Son style a ignoré délibérément l’évolution de la musique
moderne ; mais même depuis sa retraite au sein de sa forêt, il connaissait
ses contemporains (cf. ci-dessus à propos de Bartok). Il eut des rapports en
général très cordiaux avec ses confrères même lorsque par goût personnel il
n’appréciait pas leur musique (Gustav Mahler, Richard Strauss) ; car
malgré son aspect farouche, il était tout-à-fait convivial et affable.
Il aimait
particulièrement Bruckner. Il est resté imperméable à Wagner [12], mais
il acquiesça immédiatement au style de Debussy, ou encore à celui encore plus
« moderne » de Bartok. Il avait de l’estime pour les musiques de
Schoenberg et surtout Berg.
On a parlé de
ressemblances musicales avec Tchaïkovski. Les deux hommes n’ont rien à voir
entre eux (excepté un art avancé de l’orchestration), même en ce qui concerne
la première période de Sibelius ; si on voulait lui comparer un Russe,
selon l’opinion de Marc Vignal ce serait plutôt Borodine. Cette opinion me
paraît beaucoup plus exacte. De même que chez Borodine l’imprégnation de
l’atmosphère épique du Dit de l’Ost d’Igor est sensitive plus que
mentale, on trouve chez Sibelius une sorte d’imprégnation très sensitive autant
de l’atmosphère du Kalevala que de celle de
La suite
logique de cet état contemplatif est le silence. Si l’Art et
En effet tout
Sibelius sent la forêt nordique ; elle fait partie de sa
personnalité : à Helsinki, il sentait son inspiration s’étioler, il donc
est parti vivre au sein de son inspiratrice de 1904 à sa mort en 1957. Il
flotte aussi dans sa musique un parfum de légende nordique, toujours plein de
la Nature omniprésente, ou de dieux et héros antiques entraînés par une
Destinée omnipotente.
Il avait
écrit lui-même en exergue du manuscrit de Tapiola, le quatrain cité au
début de cet article, où l’on voit qu’une comparaison avec Borodine n’est pas
complètement absurde, mutatis mutandis bien entendu (cf. chez ce dernier
le texte du Chant de la forêt sombre…). Ce quatrain ne vaut à vrai dire
pas tant pour Tapiola (où il y a fort peu de ces "Sylvains
familiers" !) que pour toute sa musique (où l’on trouve heureusement
plus de ces Sylvains) ….
Référence :
Marc Vignal. Jean Sibelius.
Coll. Musiciens de tous les temps. Ed. Seghers. 1965. (ouvrage très analytique,
qui donc intéresserait peut-être plus des musiciens que des mélophiles)
Symphonies 3 & 6. San Francisco Symphony, dir. Herbert
Blomstedt. 8 Decca.
Intégrale des poèmes symphoniques. Orchestre philharmonique de Moscou, dir. Vassili Sinaïski. 8 Harmonia Mundi.
Photos
[1] Je n’en jugerai pas plus, étant difficile question chansons.
[2] Jugement qui mérite attention ici, car je suis difficile question opéras.
[3] Après tout, puisqu’on l’a retrouvé, c’est qu’il n’a pas été détruit ; alors que Sibelius a bien pris soin de détruire lui-même les esquisses de sa 8e symphonie ; souhaitait-il donc plus ou moins consciemment que son essai d’opéra visse le jour ?
[4] Ce qui ne l’empêchait pas de bien goûter la vie de famille, les plaisirs de la vie, et de suivre la vie culturelle et politique ; et aussi une fois, de faire une déclaration fantaisiste un 1er avril – qu’il fut obligé de démentir par la suite car la presse l’avait prise pour argent comptant !
[5] et suite à l’invitation de mon chef de service au bureau, Mr C. Leroy – grâces lui en soient rendues. Il m’a aiguillé aussi vers Chostakovitch ; là j’ai beaucoup moins accroché, tout en reconnaissant son génie.
[6] D’accord, la sève ne bouillonne pas ; mais je maintiens l’image faute de mieux…
[7] Trouver, si possible, une version à tempo assez rapide (le morceau ne doit pas durer plus de 15 minutes).
[8] Il avait même pensé un moment faire une carrière de violoniste, mais le goût de la composition l’a emporté.
[9] Suivie seulement, dans le catalogue que je vous ai proposé ci-dessus, par la petite suite pour violon et orchestre à cordes de 1929, d’ailleurs tout à fait réjouissante (en particulier le 3e mouvement) et à l’opposé de Tapiola…. Décidément Sibelius était un vrai violoniste.
[10] Avant lui, Berlioz en particulier écrivait couramment des parties de basse ayant vraiment leur vie propre : c’était l’une des caractéristiques bien personnelles de son style, qui lui valut des jugements négatifs de la part de certains musicologues qui disaient qu’il ne savait pas composer….
[11] Elle veut dire sans doute : avec les autres. Pas avec elle, puisqu’ils ont eu six filles ….
[12] C’est assez curieux, car Bruckner, lui, était un grand admirateur de Wagner. Mais après tout, il existe chez Bruckner un fonds populaire, presque absent de chez Wagner, et qui fait le charme propre de certains de ses morceaux.