Jan SIBELIUS

 

Là s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres

Mystérieuses en leurs songes farouches.

Elles abritent la grande Divinité des bois ;

Les Sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres.

                                                                                            (Jan Sibelius, traduction française par lui-même)                                                                   

 

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La célébrité de Sibelius a été fort variable dans le temps. Après sa période créatrice (jusque vers 1930), celle-ci a subi une éclipse partielle, et jusqu’à il y a peu (10 ou 20 ans), Sibelius n’était plus guère apprécié que dans les pays anglo-saxons (Grande-Bretagne surtout), et bien sûr en Finlande qui le considère quasiment comme son représentant le plus célèbre.

En France, jusqu’il y a une quinzaine d’années, peu d’amateurs auraient pu citer de lui autre chose que Finlandia et la Valse triste (c’était bien mon cas !). Donc, encore un compositeur connu, comme Borodine, par deux morceaux. Et, même question que pour Borodine : le reste ne vaut-il donc rien ?

 

Pourtant, actuellement de nombreux sites internet l’évoquent. Il y en a plusieurs en finnois, plusieurs en anglais (et aucun en français). Ces dernières années, on entend de plus en plus souvent ses symphonies, dont on peut trouver maintenant plusieurs enregistrements.

Son Concerto pour violon semble être, depuis sa création il y a un siècle, le plus enregistré de tous les Concertos pour cet instrument (on estime qu’il y a eu une centaine d’enregistrements !). Ainsi en un an, et en n’écoutant pas trop souvent la radio, je suis tombé cinq fois dessus ! pour quatre diffusions seulement de la Mer de Debussy, que je pensais être le plus diffusé des morceaux classiques en France.

 

Donc, puisque Sibelius est redevenu célèbre, est-il besoin de parler de lui ?

Oui : d’abord car j’aime particulièrement sa musique.

Oui : car excepté les 3 pré-citées, ses œuvres restent encore plus ou moins dans l’ombre, son style a longtemps joui d’une mauvaise réputation en France et en Allemagne. Et, a-t-on vraiment pénétré l’âme de sa musique ?

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Ebauche de catalogue.

 

J’ai personnellement retenu les œuvres suivantes comme bien caractéristiques de son style :

 

-                      7 symphonies

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-         Poèmes symphoniques :
    En Saga,
    les 4 légendes de Lemminkaïnen,
    Karelia
    Finlandia,
    Rakastava (l’Amant),
    le Barde,
    la Dryade,
    les Océanides,
    la fille de Pohjola,
    Chanson du Printemps,
    Chevauchée nocturne et lever du soleil,
    Luonnotar (avec soprano),
    Tapiola

-                      Kullervo, légende-symphonie pour orchestre, chœur, baryton et soprano

 

-         Musiques de scène
    Kuolema (la Mort) (où se trouve la Valse triste)
    Pélléas et Mélisande
    la Tempête de Shakespeare

 

-         Odes pour chœur et orchestre :
    la naissance du Feu
    Oma maa
( ma Patrie)

 

-         Pièces pour violon et orchestre
    Concerto pour violon et orchestre
    6 humoresques, 2 pièces, et 2 sérénades pour violon et orchestre
    Suite pour violon et orchestre à cordes

 

-         Deux des 4 quatuors à cordes (je n’ai pas écouté les 2 autres)

 

Les musicologues reconnaissent en général toutes ses symphonies comme des chefs d’œuvre. Leur attitude est plus diverse en ce qui concerne le reste. On trouve parfois des attitudes de mépris relatif, voire d’ignorance, vis-à-vis de certaines de ces œuvres ; ceci est bien le fait de personnes qui s’autorisent de leur manque d'attirance pour sa musique pour en déduire son manque de valeur.

 

Il a écrit bien d’autres compositions (à peu près autant que citées ci-dessus) ; parmi elles, beaucoup sont considérées comme mineures par les musicologues (ce qui n’est pas une raison en soi pour les rejeter !), et surtout, je n’ai pas trouvé d’enregistrement accessible. J’ai pu écouter une fois les œuvres pour piano : elles ne m’ont guère « accroché » et m’ont semblé peu personnelles. Ses chansons ont leurs adeptes ; pour ma part je les ai trouvé plus inspirées que ses œuvres pour piano, mais loin d’être au même niveau que les œuvres citées ci-dessus [1].

 

A une émission de radio, fin 2004, une soirée consacrée à Sibelius a permis d’entendre 3 brefs extraits d’un opéra inédit, inconnu jusque maintenant, et qui m’ont paru bien typés et extrêmement prometteurs [2] ; bien que Sibelius en ait refusé l’édition, cet opéra sera-t-il révélé [3] ?

Beaucoup de ses compositions ont leur argument dans les légendes finnoises du Kalevala (quelquefois leur nom l’indique assez !).

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Comment entrer dans cette musique…

 

J’aime beaucoup son style, au point de considérer Sibelius comme l’un de mes compositeurs préférés ; mais je conçois très bien que ce style, très caractéristique, original et inimitable, puisse ne pas plaire à tout le monde, et que l’on puisse y rester complètement réfractaire ; Stravinski devait être de ceux-ci, qui - rapporte Rebatet - le considérait comme « le plus ennuyeux des compositeurs sérieux ».

 

Sérieux, certes ! Il n’y a pas une once d’humour ou de « fantaisie » dans sa musique, et les photos de lui ne le montrent guère souriant ! [4]. Il y a peu de séduction dans ses œuvres considérées comme majeures. Rares sont les pièces dont l’humeur paraisse attrayante de prime abord.

 

Du moins, c’est l’idée que j’en avais encore il y a 20 ans, avant de décider de plonger dedans de manière approfondie [5] (parce que j’aimais bien Finlandia). Et en fait, c’est une idée fausse. 

Il y a chez lui plus de séduction, plus de bonne humeur qu’on pourrait le penser.  

Karelia est une charmante petite suite absolument sans prétention et sans le moindre artifice de composition ; son morceau central, à la mélodie délicieusement archaïsante, évoque la rêverie élégiaque de quelque jeune pastoureau. Il est entouré par deux danses bondissantes et d’une gaieté irrésistible qui sont du plus pur orchestre sibélien, avec ses cordes rythmées et ses appels de fanfare.

Je recommande tout spécialement cette suite à ceux d’entre vous qui, le connaissant mal, pensent être le plus réfractaires à Sibelius.

 

Des 4 Légendes de Lemminkaïnen, la 2e et la 3e sont les plus célèbres - la 3e surtout, le cygne de Tuonela. Ce sont en effet des chefs d'oeuvre. La première est beaucoup moins connue. Et pourtant..... 

Elle concerne Lemminkaïnen et les Vierges de l’île ; elle fut longtemps interdite de concert à cause de son argument immoral (en effet, après le passage de Lemminkaïnen, les Vierges…. ne le sont plus !). Des musicologues ont parlé d’un érotisme torride pour l’Amour Sorcier de Manuel de Falla, un érotisme chaud, sombre et dramatique. Puisqu’ils l’ont fait, alors je peux bien parler ici d’érotisme gaillard, un érotisme franc, frais et vigoureux comme un printemps nordique. Réjouissant. Cette musique bouillonne du début jusqu’à la fin de montées de sève qui arrivent par vagues successives[6], entrecoupées de quelques moments d’alanguissements. Un trait de génie, unique dans la musique (je le dis avec la conviction de quelqu'un qui apprécie beaucoup ces deux oeuvres : aussi unique que l’Amour Sorcier), et de style entièrement sibélien ; il faut en profiter d’autant plus que, sans doute un peu refroidi par le refus puritain d’accueillir cette œuvre, le compositeur n’écrira plus de ce genre de bouillonnements sur une telle longueur [7] : il reprendra certes quelquefois ce style (cf. certains passages de la 3e symphonie, par exemple), mais jamais en un morceau entier.

 

La Chanson du Printemps, parfois méprisée, évoque également la montée de la sève, dans un style beaucoup plus paisible et pastoral que la Légende. L’air sonne vraiment comme une chanson, et n’exclut pas vers la fin une certaine « religiosité ».

 

Laissez-vous emporter aussi par les cordes feutrées et aériennes du Sentier de l’Amant, 3e des morceaux de la suite Rakastava, où l’amant s’en va rejoindre sa fiancée, comme planant sur un petit nuage…

 

Ou encore par la paisible et riante pastorale, ou l’intermezzo vif et insouciant, de Pelleas et Mélisande.

 

Voire, par les chants d’oiseaux inattendus qui, dans Tapiola, viennent soudain illuminer pendant une minute l’atmosphère sombre et oppressante de ce poème.

 

Allez folâtrer quelques instants avec les Océanides gracieuses et joueuses. Toutefois ne vous y frottez pas trop, car quelquefois elles deviennent Sirènes et peuvent vous entraîner dans leurs tourbillons mortels ….

 

Ne manquez pas de goûter le pétillement de certaines de ses petites pièces pour violon (Sibelius était par formation, par goût et par nature un violoniste de talent[8], et cela se sent bien dans ces pièces, en particulier les humoresques).

 

Ajoutez enfin à tout cela de nombreux passages ou thèmes émaillant certaines de ses Symphonies. La 3e symphonie tout entière pourrait être considérée comme sa « pastorale », assez proche de Karelia. Peut-être la première à écouter, pour quelqu'un qui souhaite aborder les symphonies de Sibelius.

 

Tout ceci vous donnera de Sibelius, peut-être, une image plus « méridionale » ou « ensoleillée » que vous ne l’auriez cru (et que moi-même je le croyais, en tout cas).

 

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Pour le reste, comment le qualifier ?

 

Supposons que je sois obligé de ne retenir qu’une chose de Sibelius.

 

C’est assez difficile à choisir. En effet sa palette est tout de même très variée. D’autre part s’il a sensiblement évolué dans son style, cela ne signifie pas que ses œuvres de jeunesse soient de moindre qualité que ses dernières, loin de là (même si les musicologues affirment que ses symphonies vont en « progressant »).

Je crois tout de même que je retiendrais Tapiola. Il se trouve que c’est la dernière œuvre majeure qu’il a écrit (1927) [9]. Le titre signifie La demeure de Tapio (Tapio est le dieu de la forêt). Bon ! Il ne faut pas chercher à associer des images ou des sentiments précis à la musique, c’est entendu ! Mais quand cela marche bien, pourquoi s’en priver ? Il me plait, moi, d’imaginer une forêt finlandaise immémoriale, profonde, interminable, angoissante pour qui s’y perd, sombre sous les nuages menaçants, ou bien figée par le gel et la neige, ou soudain illuminée par le chant d’oiseau dont je parlais plus haut. Une forêt où l’homme est si petit qu’il en est comme absent. Une nature ni dure ni douce, mais qui impose son être, et pour qui l’homme n’est rien. « La nature ici n’est pas décrite, mais saisie dans son essence. .… Le monde de Tapiola … est un monde sans homme » (Marc Vignal). Et l’homme, réduit à rien, ne peut plus que dire « Ainsi soit-il », c’est ainsi que j’interprète l’accord terminal, d’un majeur complètement inespéré. Voilà ce que peut évoquer pour moi Tapiola. Essayons d’enlever la référence « forêt nordique ». Que reste-t-il ? L’angoisse de l’homme insignifiant devant ce qui le dépasse, face à quoi la seule solution est l’acceptation. Encore plus simple : l’angoisse de l’homme, ses paniques. Par cet accord final majeur, la purgation de l’angoisse est acquise. La catharsis a opéré.

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Quels sont les éléments de la personnalité musicale de Sibelius ?

 

Un orchestre qui vit sa vie propre. Je me hasarderais à supposer que le musicien pensait directement pour l’orchestre, comme Tchaïkovski ou Berlioz, et que de plus, parfois, l’évolution sonore imaginée semble même dicter l’évolution de l’écriture. C’est vrai de toutes les œuvres citées plus haut, y compris …. les quatuors à cordes ! Une part de la saveur de ces quatuors est que les cordes y sont traitées comme il utilise l’orchestre à cordes.

 

Il faut savoir que Sibelius admirait la musique de Bruckner, et aussi qu’il fut immédiatement réceptif à Debussy dès qu’il l’entendit : ces deux influences contradictoires sont sans doute pour quelque chose dans la personnalité de sa couleur orchestrale. Il faut aussi savoir qu’il était très bon violoniste ; cela se sent dans son traitement libre, varié et original des cordes (exemple : 3e humoresque). Je n’en connais pas qui aient su faire bruire les cordes comme lui avec tant de variété ; les bruissements des feuilles, qui propagent les rumeurs indistinctes de la forêt ….  Son sens du violon contribue pour moi à le rattacher à la classe des musiciens d’inspiration populaire d’Europe centrale. Il fait merveille dans certains passages du Concerto pour violon, dont on peut comprendre le succès, et peut-être plus encore dans certaines des autres pièces pour violon, dont deux ou trois sont particulièrement réjouissantes. Avec ces morceaux (ainsi que les quatuors, qui seront examinés dans l'article quatuors à venir), je le mettrais volontiers tout près des grands musiciens pour violon de l’époque, tels que Dvorak, Bartok, Enesco. 

 

Il aimait d’ailleurs beaucoup la musique de Bartok. Musique en apparence très différente de la sienne, mais comme je le suggérais, Sibelius se rattache comme Bartok à la lignée des compositeurs d’inspiration populaire. Lisons à ce propos une anecdote que Yehudi Menuhin rapporte dans son ouvrage :

« Ma vénération pour Bartok me mit un jour dans une situation assez gênante. Étant allé jouer à Helsinki au début des années cinquante, je fis mon pèlerinage chez Sibelius qui, ayant terminé l'oeuvre de sa vie quarante ans plus tôt, vivait dans une retraite entourée de grande déférence. Il me reçut sur le perron de sa charmante petite maison en bois, située au milieu de son lopin de forêt personnel, comme toute maison finlandaise qui se respecte. II ne tarda pas à me demander qui je considérais comme le plus grand compositeur du XXe siècle. Ainsi provoqué par quelqu'un qui, dans une certaine mesure, aurait pu lui-même revendiquer ce titre, j'étais écartelé entre l'honnêteté et la politesse; j'hésitai, mais c'est lui qui me tira d'affaire : « Notre plus grand compositeur, c'est Bartok », me dit-il, ajoutant qu'il l'avait connu alors qu'il était étudiant à Berlin. J'eus envie de l'embrasser, parce qu'il m'avait tendu la perche, mais surtout pour sa générosité et sa clairvoyance. Sa propre réussite était d'ailleurs admirable. Elle était un exemple du pouvoir privilégié qu'a la musique, par dessus les autres arts, de parler au subconscient d'un peuple et en son nom, de fournir un véhicule expressif à un idéal, à une vision du monde, à un imaginaire communs. Sibelius n'était pas, à ce niveau profond, le porte-parole de la seule Finlande, mais il était éminemment exportable dans le monde anglo-saxon, patronné en Grande-Bretagne par Sir Thomas Beecham et beaucoup joué aux États-Unis. En sens inverse, il ne saurait parler aux Latins ni en leur nom; leur esprit pratique leur cartésianisme refusent l'extase romantique qui transforme le brouillard en mythe et les ténèbres en longues sagas hivernales. »

Appréciation bien sentie, excepté peut-être le terme « romantique », ainsi que les « 40 ans » au lieu de « 25 » à l’époque de la visite ; mais d’autant mieux sentie que le style de Sibelius était assez éloigné des goûts de Menuhin lui-même - il l'a peu joué.

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Son langage harmonique n’a rien d’original en soi, il utilise la palette connue jusque Debussy inclus (gamme par tons, par exemple) ; ce qui explique l’intérêt mitigé des musicologues. Pourtant il a son parfum propre ; ce qui explique que malgré les musicologues, il ait pu retrouver un public momentanément perdu. Y compris un public latin – dont je suis. Il ne s’embarrasse pas trop des règles académiques, parce que justement l’évolution sonore dicte l’inspiration d’écriture ; il arrive ainsi des retards de résolution qui sonnent franchement polytonal ; des basses atypiques dictées non pas par la règle harmonique mais par l’évolution propre de la ligne de basse [10]; des pédales aux étranges effets ; des « fondus-enchaînés » … ou au contraire des contrastes abrupts.

Sa rythmique est classique, n’apporte pas d’originalité, et pourtant elle aussi est personnelle.  Pas du tout carrée ; changeante ; pleine elle aussi de fondus-enchaînés ; dictée par la sonorité …

Il existe un langage mélodique typiquement sibélien ; il sent la vielle légende populaire et – encore – la forêt. Ses airs ont quelque chose de lancinant sans l’être vraiment, de modal sans l’être vraiment, de monotone sans l’être, de populaire sans l’être, d’archaïque sans l’être. Et ils valent autant par la sonorité qui les enveloppe que par leur ligne propre. Un exemple typique : dans Chevauchée nocturne et lever du soleil ; il s’agit en effet d’une chevauchée, une cavalcade dans une nuit qui n’en finit pas ; et au milieu de ce rythme obsédant surgit une mélopée en notes longues qui retombe obstinément sur la tonique. J’ai pensé en écoutant ce morceau à la longue course d’Aragorn, Legolas et Gimli vers la forêt de Fangorn (eux étaient à pied), dans Le Seigneur des Anneaux ….

 

Son écriture vocale est vigoureuse, mêlant intimement avec bonheur le style déclamatoire et la ligne mélodique, et usant bien de la sonorité de sa langue. Il vaut d’écouter Kullervo, sa première œuvre de grande envergure, pleine d’élans et de tourments ; ce long poème-symphonie avec solistes et choeur se termine par la mort de Kullervo, hallucinant thrène funèbre. Ou ses deux cantates : la première pour chœur d’hommes, de langage musical très viril, aux nobles et éloquents accents ; la seconde pour chœur mixte, toute en douceur et en humanité. Je placerais Luonnotar (et je ne suis pas le seul) dans les plus extraordinaires œuvres vocales du XXe siècle ; paradoxe étonnant de nous suggérer une atmosphère archaïque, dans un langage très moderne où la ligne mélodique semble indépendante de l’harmonie. L’expression en est absolument envoûtante, bien faite pour suggérer le « vide de l’univers », ou le mystère de la création lorsque « la pointe de l’œuf devint le ciel, le sommet du blanc la lune brillante, et les autres fragments étoiles dans le ciel ». Je ne connais rien qui y ressemble.

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Sibelius fut pendant sa vie un musicien « consacré ». Sa créativité fut encouragée par deux faveurs de la destinée. D’une part il bénéficia à partir de l’âge de 32 ans d’une pension annuelle substantielle de la part de l’Etat finlandais ;  grâce à celle-ci et aux résultats de ses succès nationaux et internationaux, il a pu vivre le plus souvent dans l’aisance. Pas toujours cependant, car les deux périodes de guerre apportèrent leurs lots de privations et de rationnements. D’autre part, il a pu se reposer moralement sur une vie familiale plutôt solide et heureuse, et a dû une bonne part de son bonheur à sa femme (voilà pourquoi la photo de cette dernière mérite sa place ici). Ces faveurs eussent peut-être « endormi » d’autres que lui. Elles furent au contraire bénéfiques, voire nécessaires, à sa création, et à l’affinement de sa sensibilité artistique ; et l’on s’en aperçoit si on considère que les périodes de trouble (maladie ; 1e guerre mondiale) ont plutôt ralenti sa production.

 

Il était certes d’aspect un peu farouche (voir ses photos…) : sa femme disait qu’il était du genre « touch me not » [11] ! Très réservé, mais non pas indifférent. Son style a ignoré délibérément l’évolution de la musique moderne ; mais même depuis sa retraite au sein de sa forêt, il connaissait ses contemporains (cf. ci-dessus à propos de Bartok). Il eut des rapports en général très cordiaux avec ses confrères même lorsque par goût personnel il n’appréciait pas leur musique (Gustav Mahler, Richard Strauss) ; car malgré son aspect farouche, il était tout-à-fait convivial et affable.

 

Il aimait particulièrement Bruckner. Il est resté imperméable à Wagner [12], mais il acquiesça immédiatement au style de Debussy, ou encore à celui encore plus « moderne » de Bartok. Il avait de l’estime pour les musiques de Schoenberg et surtout Berg.

On a parlé de ressemblances musicales avec Tchaïkovski. Les deux hommes n’ont rien à voir entre eux (excepté un art avancé de l’orchestration), même en ce qui concerne la première période de Sibelius ; si on voulait lui comparer un Russe, selon l’opinion de Marc Vignal ce serait plutôt Borodine. Cette opinion me paraît beaucoup plus exacte. De même que chez Borodine l’imprégnation de l’atmosphère épique du Dit de l’Ost d’Igor est sensitive plus que mentale, on trouve chez Sibelius une sorte d’imprégnation très sensitive autant de l’atmosphère du Kalevala que de celle de la Nature, les deux se fondant peu à peu au cours des années dans une contemplation objectivée, où le truchement mental est aussi absent qu’il est possible ; tout intermédiaire paraît avoir disparu entre une source d’inspiration externe et le résultat artistique ; la forme semble ne plus provenir d’a-prioris, mais de la nature propre de l’inspiration ; ce qui nous éloigne, autant que faire se peut, de tout romantisme, autant que de tout classicisme, et nous rapproche au contraire d’un impressionnisme au sens exact. Des tendances romantiques ont été perçues dans les compositions de « jeunesse » (25 à 35 ans), mais elles disparaissent quasiment, ensuite. Je ne parlerai pas de romantisme, pour ma part. Ce serait plutôt un style épique à la manière russe (Borodine justement, ou Rimski), au départ basé sur des arguments traditionnels bien affirmés, mais évoluant vers une sorte de désincarnation tout en approfondissant le même langage, dont Tapiola constitue l’aboutissement exemplaire.

La suite logique de cet état contemplatif est le silence. Si l’Art et la Nature sont pour l’homme les deux lieux de la Beauté, la Nature est plus belle que tout Art ; par conséquent l’aboutissement logique de l’expression artistique est la contemplation directe, qui se fait dans le silence. C’est pourquoi, ses dernières œuvres, qui sont aussi les plus abouties, ont été suivies par le silence ; il existe toute une littérature sur le silence de Sibelius après Tapiola (1927) ; je crois pourtant que c’est simple : s’il n’écrivit presque plus rien, c’était pour s’adonner enfin à la contemplation silencieuse de cette Nature dont il avait tant imprégné sa musique (silencieuse mais gaie, comme le montre le seul morceau "post-Tapiola" enregistré, une suite pour violon et cordes). Peut-être, à force de pénétrer les mystères de sa forêt, était-il devenu « arbresque » lui aussi, comme les Ents de la forêt de Fangorn…. (encore une réminiscence du Seigneur des Anneaux : il m’en vient souvent pour Sibelius) ; ce qui peut expliquer sa longévité (92 ans) - comme celle des Ents .…

 

En effet tout Sibelius sent la forêt nordique ; elle fait partie de sa personnalité : à Helsinki, il sentait son inspiration s’étioler, il donc est parti vivre au sein de son inspiratrice de 1904 à sa mort en 1957. Il flotte aussi dans sa musique un parfum de légende nordique, toujours plein de la Nature omniprésente, ou de dieux et héros antiques entraînés par une Destinée omnipotente.

Il avait écrit lui-même en exergue du manuscrit de Tapiola, le quatrain cité au début de cet article, où l’on voit qu’une comparaison avec Borodine n’est pas complètement absurde, mutatis mutandis bien entendu (cf. chez ce dernier le texte du Chant de la forêt sombre…). Ce quatrain ne vaut à vrai dire pas tant pour Tapiola (où il y a fort peu de ces "Sylvains familiers" !) que pour toute sa musique (où l’on trouve heureusement plus de ces Sylvains) ….

 

 

Référence :

 

Marc Vignal. Jean Sibelius. Coll. Musiciens de tous les temps. Ed. Seghers. 1965. (ouvrage très analytique, qui donc intéresserait peut-être plus des musiciens que des mélophiles)

 

Symphonies 3 & 6. San Francisco Symphony, dir. Herbert Blomstedt. 8 Decca.

Intégrale des poèmes symphoniques. Orchestre philharmonique de Moscou, dir. Vassili Sinaïski. 8 Harmonia Mundi.

 

 

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Photos (à 3 âges, + son épouse Aïno)  

   

        (cliquer pour agrandir)

 



[1] Je n’en jugerai pas plus, étant difficile question chansons.

[2] Jugement qui mérite attention ici, car je suis difficile question opéras.

[3] Après tout, puisqu’on l’a retrouvé, c’est qu’il n’a pas été détruit ; alors que Sibelius a bien pris soin de détruire lui-même les esquisses de sa 8e symphonie ; souhaitait-il donc plus ou moins consciemment que son essai d’opéra visse le jour ?

[4] Ce qui ne l’empêchait pas de bien goûter la vie de famille, les plaisirs de la vie, et de suivre la vie culturelle et politique ; et aussi une fois, de faire une déclaration fantaisiste un 1er avril – qu’il fut obligé de démentir par la suite car la presse l’avait prise pour argent comptant !

[5] et suite à l’invitation de mon chef de service au bureau, Mr C. Leroy – grâces lui en soient rendues. Il m’a aiguillé aussi vers Chostakovitch ; là j’ai beaucoup moins accroché, tout en reconnaissant son génie.

[6] D’accord, la sève ne bouillonne pas ; mais je maintiens l’image faute de mieux…

[7] Trouver, si possible, une version à tempo assez rapide (le morceau ne doit pas durer plus de 15 minutes).

[8] Il avait même pensé un moment faire une carrière de violoniste, mais le goût de la composition l’a emporté.

[9] Suivie seulement, dans le catalogue que je vous ai proposé ci-dessus, par la petite suite pour violon et orchestre à cordes de 1929, d’ailleurs tout à fait réjouissante (en particulier le 3e mouvement) et à l’opposé de Tapiola….  Décidément Sibelius était un vrai violoniste.

[10] Avant lui, Berlioz en particulier écrivait couramment des parties de basse ayant vraiment leur vie propre : c’était l’une des caractéristiques bien personnelles de son style, qui lui valut des jugements négatifs de la part de certains musicologues qui disaient qu’il ne savait pas composer….

[11] Elle veut dire sans doute : avec les autres. Pas avec elle, puisqu’ils ont eu six filles ….

[12] C’est assez curieux, car Bruckner, lui, était un grand admirateur de Wagner. Mais après tout, il existe chez Bruckner un fonds populaire, presque absent de chez Wagner, et qui fait le charme propre de certains de ses morceaux.