QUELQUES Jugements, ou : la paille et la poutre…
Quelques
jugements.
Sur
la mendicité
Je
parlais de mendicité, plus haut. Il n’est pas jusqu’au comportement de nos
hôtes, famille et proche, qui ne pourrait pas être qualifié de mendicité. De
celle qui gesticulait dans la rue après avoir reçu ses 1000 F (cf. chap. la
position du Blanc), ou bien du fils de notre accompagnateur qui me demandait
une chemise, certains penseraient : « Quel manque de
dignité ! ». Son père disait d’ailleurs que ce n’était pas
correct ; mais ce disant, finalement il critiquait le moyen plutôt que la
fin.
Enfin,
je suis sûr d’une chose : qui sait demander, sait donner ; et
réciproquement. Inversement : qui ne sait pas demander ne sait pas donner,
et réciproquement.
Ne
soyons pas comme ce Noir qui, trônant dans sa morgue du haut de sa grosse
voiture surélevée, rejetait d’un signe de la main et d’une moue dédaigneuses la
demande d’un jeune mendiant infirme à qui nous venions de donner la
pièce : double erreur de sa part ; la première, c’est qu’il perd son
âme ; la seconde, c’est qu’il prend le risque que les Congolais riches
soient moins bien vus que les Blancs (puisque nous venions de donner et pas
lui). Parmi les Blancs, beaucoup s’abritent, assez lâchement il faut le dire,
derrière leur accompagnateur ou « garde du corps » pour faire écran
aux quémandeurs. Mais surtout, parmi les Noirs , beaucoup affichent avec
ostentation leur richesse (et leur embonpoint ou obésité), et tout en même
temps refusent toute aumône en prenant bien soin de toiser le demandeur en
marquant leur mépris ; voilà pourquoi il ne peut pas y avoir la vraie
paix.
Nous
croisions un soir le maire de Makélékélé ;
circulant dans sa voiture surélevée, il venait dîner au restaurant de quartier
d’où nous sortions. Il nous salue non sans nous toiser, et se fend, peut-être
en notre « honneur » si je puis dire, d’une phrase de
circonstance ; elle signifiait à peu près : au moins maintenant il
y a la paix, grâce à laquelle vous pouvez voyager ici. Après réflexion, je
réponds : Cette paix n’est qu’illusion ; non, il ne peut pas y avoir
la paix, lorsque le peuple manque d’eau et meurt de la saleté, au vu et su
réciproques de ceux qui se vautrent dans le luxe ; ce n’est pas de la
paix, en ce moment, c’est de la léthargie . A ce
propos, justement, il y avait le 2e tour des élections législatives pendant
notre séjour[1]. Elections pipées dès le
départ, dans la mesure où, aux dires de nos hôtes, et malgré le multipartisme
officiel, tous les (nombreux) candidats ont partie liée avec le régime en
place. Les résultats ne font état que des suffrages exprimés. Mais par exemple
dans le quartier où l’un de nos hôtes se trouvait assister au dépouillement, il
a été compté que 10% des inscrits avaient voté. En fait, on en est à un point où
la léthargie pourrait se transformer en résistance passive … s’il apparaissait
une sorte de Gandhi pour l’organiser.
Sur
la « démocratie »
Il
est de bon ton de gloser sur la difficulté, voire l’incapacité à mettre en
place un régime républicain démocratique, dans beaucoup de pays d’Afrique, et
au Congo en particulier. Alors, glosons aussi. Au Congo, en bientôt 50 ans
d’indépendance, pas une présidence qui se soit passée normalement : coups
d’états, assassinats, ou encore, guerres civiles où l’on se serait entre-massacré à la tronçonneuse si on en avait eu. La
plupart des présidents sont des militaires. Les rivalités ou guerres civiles
ont pour prétexte la disparité entre le nord et le sud : le sud
prédominait sur le nord (par le pouvoir, et par la richesse) ; maintenant,
avec Sassou, c’est le nord qui prédomine par le
pouvoir, et s’efforce d’amoindrir le sud ; on dira donc : encore
cette mentalité tribale !
L’un
de nos hôtes (celui qui avait assisté à un dépouillement du vote qui s’est
déroulé pendant notre séjour) disait qu’il aimerait bien être député ;
alors il ferait plaisir à sa famille, aux proches, puis aux gens originaires du
sud ; pour quand même citer à la fin l’ensemble de la population, certes,
mais on aurait tendance à dire : incorrigible !
D’autre
part, on remarquera une propension à édifier des monuments à la gloire de tel
ou tel. Ainsi, outre de Gaulle (une statue) et Savorgnan
de Brazza (un monument + un mausolée), le président Marien Ngouabi
(assassiné après 9 ans de pouvoir) a droit à un monument de taille (il est
considéré que le pays allait assez bien à l’époque). En RdC,
le régime semble avoir mieux progressé dans la voie de la démocratie, après les
élections libres où le père puis le fils Kabila ont
été désignés ; et il semble (je dis bien : il semble) que ce pays
tourne mieux maintenant que son voisin. Mais après l’assassinat du père Kabila, ils n’ont pas pu s’empêcher de construire un
mausolée à sa gloire, sur l’instigation du fils. Culte de la personnalité.
Comme si les Africains ne pouvaient pas s’empêcher de sacraliser leur
chef ; même en démocratie il leur faut un roi. Cela ferait penser à la
fable des grenouilles.
1. Statue à la gloire de Marien Ngouabi. A côté, il y a l’université qui porte son nom.
2. A
Kinshasa, monument à la gloire de Désiré Kabila
(statue, et mausolée derrière ; bakchich nécessaire pour photographier).
Quant
à la barbarie : qui est le plus barbare ? Celui qui, abruti de
misère, aveuglé par une haine au motif futile, massacre son prochain à
coups de baïonnette ? Ou celui qui, au nom du sacro-saint Profit et
retranché derrière le mur de sa supériorité matérielle, regarde froidement et
de haut, souffrir et mourir son prochain à petit feu, par les effets de sa
cupidité ? Je ne parle pas ici tant de Sassou et
autres pantins ou hommes de paille. Je parle des hommes de pouvoir dans les
grandes entreprises – trafiquantes de matière première, et autres pétrolières,
et des Etats à leur solde - qui entretiennent et ont intérêt à entretenir ces
peuples dans un état de dépendance, et à exacerber les rivalités
« tribales » afin que ce peuple évite de penser à autre chose.
Or,
qu’est-il de pire ? L’excès de colère, ou l’insensibilité totale ? A
choisir, qu’est-ce que vous pardonneriez le plus facilement (ou le moins
difficilement) ?
Par organisations occultes, j’entends par exemple la
Trilatérale, le club de Beidelberg ... ; dans cette
rubrique on serait tenté d’évoquer aussi la Franc-Maçonnerie. Il faut être
exact : c’est l’objet propre des premières que d’asseoir leur pouvoir
matériel et moral sur le monde, alors que l’objet propre de la deuxième est
infiniment éloigné de tout pouvoir et de toute matérialité. Mais de fait, il
arrive en Occident que celle-ci apparaisse comme un intermédiaire involontaire
du pouvoir. En Afrique, sa position apparaît ambiguë depuis longtemps ; au
Congo, le pouvoir en place affiche ostensiblement ses appartenances maçonniques
(Sassou lui-même en serait – comme Bongo au Gabon) –
avec comme résultat inéluctable que cet Ordre est très mal vu du peuple ;
mais en même temps d’autres franc-maçons affirment
clairement leur volonté de fraternité universelle, cf. un article de journal paru en juillet
dernier. A propos de journaux, nous en avons lus quelques-uns, soi-disant pro-
ou anti-gouvernementaux ; l’un comme l’autre contiennent dans un même
numéro des articles également pro- et anti- gouvernementaux, au point que l’on
ne sait plus qui est qui ; notre « cartésianisme » un peu rigide
n’est pas habitués à une telle … souplesse ! Pour revenir à la Franc-Maçonnerie, elle est ambiguë en Afrique, mais somme
toute, pas plus que chez nous, où l’on trouve aussi des affairistes de bas
étage parmi des hommes de bonne volonté. Alors, là non plus, ne critiquons pas
trop.
Pas de maffias, peut-être, car si l’Africain Noir
cultive la corruption et autres vices comme le Blanc, il ne semble pas avoir
cultivé la dissimulation ni l’hypocrisie autant que dans nos pays, loin s’en
faut (excepté dans la classe dirigeante, en relation étroite avec l'Europe). De
mémoire de membre d’Amnesty International, je n’ai
pas souvenir que les armées ou polices aient souvent pratiqué leur exactions de
manière sournoise ou occulte comme dans les autres continents.
Sans
oublier qu’il y a sans doute là une faculté de base de la nature humaine :
celle d’admirer[2]. Tout homme a besoin de
modèle(s) ; et même plus, un homme qui n’aurait pas de modèle, qui n’admirerait
rien, serait bien inquiétant !
Il faut bien avouer que nous sommes bien mal placés pour donner des leçons de démocratie, aussi mal que pour les leçons de morale. Nos élections présidentielles ne sont pas autre chose que de grands shows, et c'est le plus médiatique ET médiatisé qui passe.
Ce n'est pas pour rien qu'aux EU, d'anciens acteurs se retrouvent gouverneurs ou présidents.
Les résultats de nos dernières présidentielles sont remarquablement symptomatiques de cet aveuglement; en effet on considère usuellement que dans une démocratie, l'élection de l'assemblée des représentants (députés, sénateurs) est plus importante que celle du président; les deux votes sont importants, mais à choisir, le premier prime; or cette fois, il y eu 85% de votants à la présidentielle, contre 61% seulement au 1er tour des législatives (le site http://www.roi-president.com/ ne donne pas à ce jour le résultat du 2e tour) : le pourcentage de votants à la présidentielle est exceptionnellement élevé, et aux législatives exceptionnellement bas. Alors, certes on peut parler de culte de la personnalité et de comportements tribaux chez les autres; mais sans oublier que nous faisons exactement pareil sous d'autres formes.
Maintenant peut-être que le principe même de la démocratie est une vaste illusion, mais ceci est un autre problème. Ici, je me contenterai de clore ce chapitre en rappelant que la démocratie implique la vertu, pour tous les citoyens, idée déjà énoncée par Montesquieu et que je partage. Pas de vertu, pas de démocratie; que ce soit en Europe ou en Afrique ou n'importe où. Et nous avons vu qu'il n'y a effectivement pas plus de vertu en Europe qu'en Afrique.
Sur
l’état général de la population.
J’ai
parlé d’hébétude, d'abrutissement, de léthargie. Mais avec saleté
omniprésente, bruit permanent, routes, logements et institutions publiques délabrés,
eau (non potable) et électricité rares et aléatoires, maladies et diarrhées
endémiques : comment pourrait-il en être autrement ? Au bruit
s’ajoute la musique omniprésente surtout la nuit et le week-end. Cet
abrutissement est soigneusement et scrupuleusement entretenu par la bière qui
coule à flots (cf. supra). En même temps, la raison s’affaiblit, et la
léthargie peut fort bien déboucher un jour à nouveau sur de la violence
aveugle, comme cela a été le cas dans le passé récent ainsi que dans d’autres
pays africains : car il faut le répéter, le Congo n’est pas un cas isolé.
Toutefois, sa particularité est un hiatus entre cette apparente léthargie, et
une conscience assez claire de leur situation (un signe de ce hiatus a été
observé ci-dessus, dans la différence entre un très faible PIB et une éducation
plutôt relativement avancée). Le peuple congolais ne s’est pas relevé depuis la
dernière guerre civile. On dirait qu’il a baissé les bras. Et le gouvernement
actuel, entretenu par les Occidentaux, ne fait rien pour améliorer les
choses : beaucoup de paroles et d’esbroufe, mais pas d’actes.
La
misère n’engendre pas spécialement la solidarité, ni d’ailleurs son
contraire ; elle peut autant susciter des comportements de grande vertu
que des comportements de brute. De plus, elle n’est pas ici telle, qu’elle
empêche la vie familiale et sociale, qu’elle empêche le partage de quelques
joies simples, qu’elle empêche la réflexion.
De
son côté, l’excès de confort débouche sur la morosité, l’abêtissement,
l’amorphie, qui ne font que s’ajouter à l’égoïsme et l’insensibilité ; il
faut une âme particulièrement solide dès le départ, pour être capable de vivre
dans le luxe sans rien perdre de sa vertu propre.
Nos
jeunes (et moins jeunes) sont perdus sans leur confort. Ils croient que
celui-ci leur est dû. Ils ont bien du mal, souvent, à se débrouiller dans la
vie ; j’en trouve beaucoup de plus en plus dépourvus d’idées. Quant aux
petits jeunes qui nous ont accompagnés aux gorges de Diosso
et ailleurs, ils auront vite appris à se débrouiller ; en rencontrant tous
ces visiteurs étrangers, ils auront assez vite leur opinion sur l’humanité.
Et,
en regardant ces enfants avec leurs jouets de fortune, je leur trouve plus
d’intelligence et de fierté (contentement de nous les montrer) dans le
maintien, que dans celui de nos chères têtes blondes le regard hagard devant
leur « play-station ». Allons ! Il y a
de l’espoir – pourvu qu’on veuille bien l’entretenir concrètement.
1. Un gamin et son jouet (boites de conserves chinoises).
2. Gamins
et leurs jouets, fabriqués pendant les vacances scolaires.
Maintenant,
le peuple congolais a perdu ce petit
bénéfice matériel; mais il a aussi perdu sa culture, ou peu s’en faut, il
est en train de perdre son âme. Il vit beaucoup plus mal qu’avant les colons.
Et les puissants de ce monde y sont pour quelque chose. Et dans d'autres pays
d'Afrique et d'ailleurs, c'est parfois pire.
Nous
savons comment c’est, là-bas. C’est là qu’on veut les renvoyer ?
Irions-nous y vivre ? A qui de notre entourage souhaiterions-nous qu’il
vive ainsi toute sa vie ? Quelqu’un que nous haïssons bien fort, à coup
sûr ! Ces pauvres sont-ils donc si haïssables ? Poursuivons-nous ces
gens d’une haine telle que nous voulons qu’ils vivent dans cette misère ?
Renvoyer
les Africains pauvres dans leur pays est un assassinat : je rappelle que
leur espérance de vie peut être ici de 80 ans, là-bas de 50 ans (40 dans
d’autres pays voisins). Devant cette situation, un vrai homme simplement
humain, et en particulier un vrai Chrétien, n’a qu’une
réponse : « Demandez, et l’on vous donnera. Frappez, et l’on vous
ouvrira. »
Cette
contribution nécessiterait un exposé soigneux, qui n'est pas l'objet de la
présente rubrique. On peut tout de même en résumer les principales
articulations.
En
fait il n’y a rien à faire. Rien d’autre qu’à balayer les rues, puis les
laisser seulement vivre en paix (sans exclure bien sûr des aides à titre
exclusivement gracieux). Cela implique que tous les colonisateurs économiques
renoncent à toute colonisation; renoncent par conséquent au culte des faux
dieux modernes, Taux de Croissance et Profit.
Cet
objectif peut être atteint si les populations dont la vie est relativement
aisée (nous-mêmes, par exemple) renoncent d'elles-mêmes à la sur-consommation. Ce qui ne serait pas un sacrifice, bien
au contraire : ces populations elles-mêmes, qui étouffent sous le
« consumérisme » et la « pensée unique », ne s'en
porteraient que mieux.
[1] Une curiosité : les jours d’élection, c’est
journée morte : interdiction totale de faire un quelconque commerce et de
circuler en voiture (sauf pour quelques « autorisés »). Dans le but
officiel d’empêcher la fraude…
[2] Toutefois, il n’y a pas que de l’admiration dans
l’adulation des « stars », voire, au contraire. Mais là encore, c’est
un autre sujet.